CANNES 2018: COMPÉTITION
La force du destin
La cinéaste libanaise Nadine Labaki a tenu une dizaine de rôles dans des films aussi divers que Rock the Casbah (2013), Mea culpa (2014), La rançon de la gloire ou Le chanteur de Gaza (2015). Après Caramel, en ouverture de la Quinzaine des réalisateurs en 2007, elle signe Et maintenant on va où, présenté à Un certain regard en 2011 où il remporte le prix François-Chalais, puis un sketch de Rio, eu te amo (2014). Centré autour d’un gamin des rues qui refuse de se soumettre à un destin tout tracé, Capharnaüm marque les retrouvailles de la réalisatrice et d’Anne-Dominique Toussaint (Les Films des Tournelles), avec laquelle Mooz Films, la jeune société de son mari, Khaled Mouzanar, a coproduit ce film sur l’enfance maltraitée qui a donné lieu à plus de 500 heures de rushes au cours d’un tournage sous le signe de l’improvisation, méthode destinée à “montrer que telle était bien la réalité”.
Il y a des regards de cinéma qui ne vous quittent pas, des regards qui laissent une trace profonde, bien des films et bien des années après. Au-delà des récits, au-delà des personnages dont on oubliera les noms, la force de ces regards restera gravée, comme la marque d’une sincérité qui transcende la fiction, d'une humanité qui touche et qui bouleverse. Vous n’oublierez pas de sitôt le regard de Zain, ni celui de sa sœur Sahar, ni celui de Yonas. Ils représentent à eux trois une communauté invisible dont les membres survivent aux quatre coins du monde, celle des enfants perdus, négligés, malmenés par les conflits, les guerres ou juste l’extrême misère. Des enfants qui n’ont pas les livres pour le savoir ni pour les rêves, qui n'ont pas l’insouciance, parfois même pas la tendresse, ni le lait, ni le pain. C’est pour eux que Nadine Labaki dit avoir voulu faire ce film, pour ces gamins oubliés dont le passage sur terre est parfois éphémère, ne laissant pas de trace, même pas celle d’un papier d’identité. Le sujet est immense, ambitieux, tentaculaire et brasse dans son sillage bien d’autres thèmes tout aussi complexes dont un film ne peut pas venir à bout. Mais la réalisatrice semble n’avoir peur de rien, portée par une sincérité à toute épreuve qui défiera tout : les critiques blasées comme les mauvais procès, les piques qui ne manqueront pas de lui être lancées pour fustiger sa naïveté ou son penchant pour l'émotion.
Plongée pendants trois années dans son sujet, dans les rues de sa ville, Beyrouth, elle a rencontré des centaines de gamins, des centaines d’adultes qui survivent dans un monde qui ne veut pas d’eux et qui ne les voit même plus. Capharnaüm, c’est cette gigantesque fourmilière qui ne s’arrête jamais, cette ville de violence et de poussière qui avale, mâche et recrache ses habitants, ceux d'ici mais surtout ceux d'ailleurs, un immense bazar à ciel ouvert qui vit en autarcie, avec ses trafics, ses règles et ses codes, loin des zones de confort qui ne sont pourtant jamais très loin, à quelques frontières près.
C'est à hauteur d'enfant que nous allons entrer dans ce drôle de monde. Cet enfant, c’est Zain, douze ans. Il intente un procès à ses propres parents. Le chef d'accusation ? L'avoir mis au monde. C’est le point de départ d’une histoire comme un coup au ventre et l’on va suivre, à travers les rues de Beyrouth, l'errance de ce gamin dans un univers absurde et sauvage dont il refuse la fatalité, avec la candeur de son âge.
Il faut prendre Capharnaüm comme un conte splendide et cruel, avec des ogres et des mères mal aimantes, avec des traitres qui vont vouloir abuser de l'innocence de Zain, mais avec aussi une fée bienveillante qui prendra soin de lui. À travers le personnage de Rahil, jeune réfugiée Eryhtréenne vivant seule avec son bébé et qui va accueillir Zain, c’est la fraternité faite femme que la réalisatrice veut nous montrer, une façon de dire que tout n’est peut-être pas perdu. En faisant de ces oubliés (tous interprétés par des non professionnels aux histoires similaires à celles de leur personnages) les héros magnifiques de cette histoire forte et bouleversante, Nadine Labaki nous tend un miroir sans concession sur la manière dont notre monde accepte, passif et résigné, les horreurs dont il est quotidiennement le théâtre. Le constat est sans doute d’autant plus terrible quand l'indifférence frappe le sort réservé aux enfants, que ce soit dans les quartiers pauvres de Beyrouth, sur une plage de Méditerranée, en Cissjordanie ou à Alep…