« Ni vous ni personne ne ferez de moi un vaincu. » Qu’est-ce qui fait, un jour, qu’un individu résiste jusqu'à risquer sa vie ? Alors que l’être humain se sait mortel et vulnérable, où va-t-il puiser cette force insoupçonnée de dire non, quel que soit le prix à payer ? Ce sont toutes ces questions qui viennent en tête quand on voit Compañeros, « Compagnons » en français et, nul doute à avoir, il s’agit bien ici de compagnons de colère, de compagnons de combat. Ceux que la dictature montante en Uruguay dans les années 70 aurait aimé faire taire. Mais elle commettra une grande erreur d’appréciation : il est des hommes auxquels seule la mort peut rabattre le caquet… Ils s’appelaient José Mujica, Mauricio Rosencof, Eleuterio Fernández Huidobro, ils étaient de ceux-là, trois parmi tant d’autres, qui jamais ne plièrent l’échine pendant douze années, telles une nuit interminable (le titre premier du film était d'ailleurs celui-là : La Noche de 12 años).
Nous sommes donc en 1973. Après le coup d’état par lequel les militaires viennent de prendre le pouvoir. On ne peut pas dire que certains ne l’avaient pas vu venir. Dès 1964, percevant la montée fulgurante de l’extrême droite, le parti communiste, inquiet de la multiplication des agressions politiques et antisémites, redoutant dores et déjà un putsch, avait mis en place une structure clandestine armée d’autodéfense. Le mouvement des Tupamaros était né. Il tirait son nom d’un des chefs indiens qui conduisit l'une des plus importantes révoltes contre les Espagnols en 1572. Plus de quatre cents ans plus tard, voilà que l’armée assiège le pavillon où nos trois compagnons et quelques autres se tiennent cachés. Ce sera un vrai carnage. Pourtant, étonnamment ces trois-là en ressortiront vivants et se retrouveront par le destin étrangement liés. Bafoués, torturés, puis transbahutés d’une prison à une autre, simultanément, mais sans pouvoir le deviner. Plus que la torture, plus que le manque de nourriture, de soins, le pire est peut-être l’isolement le plus absolu dans lequel ils sont tenus. C’est dans leur étrange périple, une sorte de road movie carcéral, que nous plonge ce film choc, aussi éprouvant que réjouissant. Comment survit-on, telle était la question ? À coup d’humour kafkaïen, en n’abdiquant jamais ses convictions, en osant rêver, en dénichant de la poésie dans les interstices les plus improbables des plus immondes trous à rats. En écoutant les mouches voler, les cafards ramper, le clapotis de la pluie, les gémissements des autres et ces coups… Quels sont ces coups, d’abord discrets, puis de plus en plus impatients ? Un code secret peut-être ?
Dans les geôles de la dictature, pas de droits de l’homme qui tiennent. Il ne suffit pas à la nouvelle autocratie d'empêcher ses prisonniers politiques d’avoir des contacts avec l’extérieur, il faut également qu’elle les brise, les humilie par tous les moyens, jusqu'à ce qu’ils abdiquent leur humanité. Ce qu’ils ne feront jamais… Et leur exemple donnera un secret espoir au peuple, qui bien des années plus tard les élira comme ses représentants, mais c’est une autre histoire.
Compañeros est magnifiquement interprété par un trio d’acteurs fabuleux… sans compter les personnages secondaires : tant cette mère, infatigable dans ses recherches pour retrouver son fils, que les geôliers, dont l’un fera une demande incroyable à un des prisonniers…