3 | 3 | 5 |
Fatima, c'est plus qu'un magnifique portrait de femme, c'est le portrait d'une foultitude d'autres et même, en filigrane, celui de notre société. C'est un film qui vient plonger au plus profond de nous-mêmes, nous bousculer à tel point qu'il sera impossible de regarder de la même manière les passantes inconnues que l'on croise dans la rue têtes nues ou discrètement voilées. Il n'y a qu'une chose à faire : éteindre complètement son portable, se lover dans son siège préféré puis se laisser porter pendant une petite heure dix-neuf minutes où tout est merveilleusement dit et montré, avec une justesse de ton et une élégance discrète qui confirment que Philippe Faucon est décidément un grand cinéaste (on n'a pas oublié Samia, Dans la vie, le prémonitoire La Désintégration…). Et au fait, plus que jamais : arrivez à l'heure ! Il est impensable de louper le premier plan ! Fatima, un prénom de princesse presque devenu un nom commun tant on l'associe aux dames de ménage corvéables à merci, prolétaires de l'ombre destinées à la serpillière. Notre Fatima ne rompt pas avec ce cliché. Le pâle sourire qui illumine son visage débonnaire, son allure de quarantenaire plantureuse, vêtue soigneusement mais sans souci d'effets de mode, son voile qui cache ses cheveux : tout contribue à en faire une Fatima semblable à ces milliers d'autres qu'on voit circuler dans l'indifférence générale de nos cités. Dans la grisaille du petit jour, elle semble presque glisser, anodine et frêle, pour aller travailler dans divers lieux où l'on s'adresse à elle avec une condescendance déshonorante (plus encore d'ailleurs pour ceux qui en font preuve que pour elle qui la subit). Le soir, rentrée à l'appartement, il lui reste encore à affronter l'arrogance de sa plus jeune fille, Souad, qui du haut de ses quinze ans la juge de manière tranchante. Comme si Fatima était le symbole de l'entrave à son intégration, l'empêcheuse de se normaliser en rond. Sa révolte se trompe d'ennemie, elle est le fruit d'une société qui l'incite à avoir honte d'une mère qui n'est bonne qu'à « laver la merde des Français » et qui ne sait même pas parler leur langue… Heureusement, son aînée, Nesrine, remet un peu sa cadette en place. Elle connaît le prix de l'ascension sociale, les sacrifices maternels pour qu'elle parvienne jusqu'au concours de médecine… Tout un discours tellement ressassé par la voix haut perchée de Fatima que Souad le rejette en bloc et ne veut plus l'entendre. Elle mériterait bien des baffes parfois, et on aurait presque envie de secouer Fatima qu'on pourrait prendre tout d'abord, bêtement, comme le fait une bonne partie de son entourage, pour le prototype de la femme soumise. Progressivement on découvre combien on a tout faux, à quel point on est tombé dans le piège du délit de faciès et on fond d'admiration pour cette bonne femme à la volonté tenace, pour son obstination à ne céder ni à la violence ni au mépris qu'on lui renvoie de toutes parts. Elle a cette force insoupçonnable de celle qui n'a rien à prouver. On peut bien la prendre pour une imbécile, cela n'altère en rien ce qu'elle est, ses mérites. Si elle ne fait pas de vagues, c'est qu'elle reste tendue vers son but, ne s'en détourne jamais : amener ses filles vers un rivage qui l'a elle-même rejetée ou en tout cas bien mal accueillie. Et la traversée est tellement semée d'embûches que dans la bataille, cette altruiste s'est tout simplement oubliée, sacrifiant une part d'elle-même. Plus on rentre dans son intimité, plus on dépasse sa difficulté à s'exprimer, cette barrière de la langue qui crée un fossé infranchissable entre les humains, plus sa beauté intérieure se dévoile, irradie. Personnage complexe et subtil, à l'intelligence vive, aux propos pertinents. On souhaiterait tous avoir une telle Fatima dans sa vie ! Pour l'heure Philippe Faucon nous l'offre dans son film : ne la laissons pas passer !