Tels le côté pile et face d’une pièce de monnaie, deux films pour décrire les revers d’un même monde. On peut se contenter de l’un ou de l’autre, tant ils ont leur identité propre ; ensemble ils gagnent encore en puissance, se renforcent, tel un duo d’âmes sœurs autonomes. On vous conseille donc de ne rien louper de ce diptyque (en commençant par Chained) afin de goûter toute la subtilité de cet accord parfait. Les deux œuvres se reflètent si bien l’une dans l’autre qu’on les suspecterait presque d’avoir inventé une sorte de mouvement perpétuel. Découvrir l’une, enchainer sur l’autre, donne envie de revenir à la première et ainsi de suite, tant notre regard et notre compréhension de ce puzzle social n’en finit plus d’être nourri et d’évoluer… On plonge à chaque fois dans une humanité sans fard par une porte d’entrée différente, en se focalisant sur l’essentiel, la mise en relief d’un personnage principal jusqu’alors resté dans l’ombre. Ainsi ces points de vue adverses, ces vérités intimes mises bout-à-bout aboutissent à un portrait en creux, profond et saisissant, d’une société israélienne désorientée, rendue schizophrène et qui se cherche désespérément…
Trop de rôles pour un seul homme ? Être bon flic, bon mari, bon beau-père, bon mâle reproducteur… : voilà ce à quoi aspire Rashi… Mais parfois le regard des autres nous renvoie à une autre réalité : on ne nait pas homme, on le devient…
Première scène choc, dérangeante, plus par sa véracité que par son originalité. On frappe à la porte d’un appartement cosy mais sans charme. Des coups insistants, impérieux, sévères tout comme les regards de ces deux flics qui opèrent une semi-perquisition improvisée. Ils ne ménageront pas celui qui se proclame ancien combattant de l’armée, feront fi pour une fois de toute forme de solidarité masculine, de caste virile… et pour cause ! Nous voilà rentrés dans la banalité du mal ordinaire, le pain quotidien de Rashi qu’il n’en finit plus d’imaginer partout : maltraitances, petits deals minables… En policier et patriote consciencieux qui prend à cœur son boulot, il navigue à vue, sous pression constante, souvent à la limite de déraper. Mais dans son univers masculin, ce serait faiblesse de l’admettre, les sentiments ne se conjuguent qu’au féminin. Autant dire que lorsqu’il rentre exténué au bercail, dans son propre appartement cosy et sans charme, la psychologie de Yasmin, l’adolescente qui vit sous son toit, la fille de sa femme Avigail, lui échappe dramatiquement. D’ailleurs que comprend-il également de sa jeune épouse aux longs cheveux bruns, jamais libérés ? Les caresses gauches qu’il lui destine paraissent comme autant de gestes de possession. Sans qu’il y ait besoin de le formuler, on ressent dans nos chairs que les protagonistes sont tributaires de rôles qui les dépassent, pris dans une nasse d’injonctions paradoxales. Ils aiment l’idée de l’amour, l’idée d’une forme d’émancipation moderne, mais toujours le devoir reprend le dessus, tuant dans l’œuf toute forme de véritable individualité. À ce jeu-là, nul ne connait à côté de qui il chemine. Rashi n’étant pas plus armé pour comprendre les ressentis des autres que pour exprimer les siens, il parait condamné à passer à côté de l’essentiel, s’enferrant dans des schémas qui lui procurent bonne conscience. Un archétype d’homme, peu habitué dans le fond à ne pas être l’unique centre du motif, dressé à tout contrôler, à ne pas accorder sa confiance et qui ne saura pas faire face à l’incommunicabilité qui progressivement s’immiscera dans sa maisonnée, l’isolera. Bientôt les moments de tendresse, inféodés à l’obligation de procréer, de reproduire sa lignée, ne suffiront plus à atténuer l’ambiance pesante, presque suffocante qui suinte de ce quotidien raté.
Contrairement à ses protagonistes, Chained n’est nullement enchaîné aux codes traditionnels. Il oscille perpétuellement entre fiction et réalité jusqu’à ce que nos certitudes vacillent et que s’opère une forme de fascination hypnotique, troublante, nourrie par la personnalité des acteurs qui se dévoilent à l’état brut, plus justes que nature. De cette étrange façon de filmer ressort une véracité grinçante et crue qui nous fait nous sentir un brin voyeurs, alors même que les détails trop intimes nous apparaissent floutés. Comme si le tact pris pour respecter la pudeur des corps ne faisait qu’exaspérer l’indécence des âmes.