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Les glaneurs et la glaneuse
Dans ce titre se trouve déjà toute la poésie dont le film tient la promesse. Il véhicule l’imaginaire, la part d’intimité et les potentialités d’un lieu, le Bois de Vincennes, que Claire Simon a filmé au gré de quatre saisons, au fil du rythme de la nature. Elle fait de nous les promeneurs curieux de ce havre en marge de la frénésie citadine, les interlocuteurs momentanés de ses habitants plus ou moins temporaires. Filmer la vie d’un bois, c’est certes en sillonner les sentiers, en humer les senteurs, y côtoyer ses promeneurs. Mais c’est aussi embrasser son immense pouvoir de fiction. Le bois est l’endroit des fantasmes, des croyances, de l’évasion, des secrets, de l’expérience sensorielle. Il idéalise tout ce que nous refusons de la ville, du stress et de la contrainte. Et cela, il le fait en un instant : une odeur de sous-bois, une palette de couleurs, quelques chants d’oiseaux et voilà le monde sauvage à portée de main. Le bois est l’endroit où ressurgit l’enfance, un lieu où se mêlent la magie et la beauté, où le temps suspend son cours. Voilà pourquoi ce fabuleux documentaire porte en lui mille et une fictions qui nous transportent en observateurs attentionnés vers autant de rencontres, témoignages et autres récits intimes et passionnants.
L’idée de ce documentaire, simple et pourtant si forte, c’est d’avoir conçu le bois comme un petit monde en soi. Tout le monde vient au bois : des hommes et des femmes de tous âges, de tous horizons, de toutes classes. On y vient pour se ressourcer, pour faire de l’exercice, pour travailler, pour chercher l’amour ou pour des rapports fugaces. Le point commun entre tous ces gens est d'y venir pour accomplir quelque chose d’intérieur, souvent avec la régularité d’un rituel. Prenez cet homme, enfant de la Libération, d’une mère française et d’un GI, qui fait de la musculation en soulevant des troncs d’arbres : ce qu’il fait, dit-il, c’est bon pour le mental. Et comme on vient là pour une certaine liberté, comme ici on a le droit d’être différent, alors les langues parlent avec une authenticité rare. En ville l’image est suspecte. Ici au bois la caméra baladeuse de Claire Simon ne cause aucune gène. Elle enregistre avec fluidité une succession de rencontres – de très belles rencontres – et collecte les morceaux de vie que les personnages donnent à voir ou à entendre. Un peintre que la tombée du soir n'arrête pas, une prostituée et sa « chambre » à ciel ouvert, un réfugié cambodgien plongé dans ses souvenirs, un éleveur de pigeons qui élabore le grand lâcher, un homosexuel guettant le sexe au coin des fourrés, des sans-abris anéantis par le sommeil, des pêcheurs de carpe, un mateur aux méthodes bien rodées… Et comme dans tout lieu en marge, il s'y tient parfois des tragédies. Avec beaucoup de sensibilité, la réalisatrice filme à égalité tous ceux qu'elle croise, sans voyeurisme ni jugement.
Au fil de ce documentaire, la voix de Claire Simon nous guide sous l’humus du bois, là où la vie fourmille, dévoilant ce que ce lieu recèle d’invisible. Munie de sa caméra et d’un dispositif minimaliste, elle imprègne son film d’intimité et d’équilibre. Au point de laisser deviner qu’elle ne diffère en rien de tous ceux qu’elle interroge ; qu’elle aussi se rend au bois pour y satisfaire un besoin personnel, y rencontrer des gens, y laisser un peu de sa solitude peut-être. Et plus que tout, revenir encore et encore se blottir au cœur de cette grande utopie qu’est le bois, où règnent la liberté, le merveilleux et la diversité.