QUINZAINE DES RÉALISATEURS 2018
Reconstruire sa mémoire
Documentariste aguerri, Stefano Savona s’est souvent penché sur les conflits ou les crises secouant le Moyen-Orient au travers d’œuvres telles que Carnets d’un combattant kurde, Plomb durci, ou encore Tahrir, place de la Libération, tourné au plus fort de la révolution égyptienne. Samouni Road s’inscrit dans cette continuité thématique, le film suivant la destinée tragique d’une famille vivant à la périphérie de la bande de Gaza, tout en opérant une très nette rupture stylistique. Le cinéaste a en effet choisi d’avoir recours à l’animation pour évoquer les souvenirs de ce clan, tragiquement décimé par l’offensive israélienne de janvier 2009. Une partie confiée à Simone Massi, animateur indépendant ayant réalisé seul, et entièrement à la main, une douzaine de courts métrages sélectionnés dans des festivals du monde entier. “J’avais déjà tourné les images du quotidien de cette famille de nos jours, mais je ne trouvais pas la façon de les compléter, raconte Stefano Savona. Dès que j’ai vu les œuvres de Simone au Festival de Pessaro, j’ai su aussitôt que c’était ce qu’il fallait au film. Son dessin est réaliste et épuré tout en ayant une vraie force de transfiguration. Son travail s’apparente à de la sculpture et cela faisait sens avec cette famille paysanne qui est le sujet de Samouni Road. ll gratte la matière, tout comme eux travaillent la terre.”
« Plomb durci », un nom qui fait référence à un poème que l’on récite à l’occasion de la Hannoukah, la fête juive des Lumières. Mais pour les habitants de la bande de Gaza, ce nom évoque ces quelques semaines de l’hiver 2008-2009 où leur vie a basculé dans la tragédie, ces bombardements israéliens qui ont apporté mort et désolation. Les Israéliens eux-mêmes ne le contestent pas, la distorsion du nombre de victimes est édifiante : un peu plus d’une dizaine de victimes côté israélien, plus de 1300 côté palestiniens, dont un tiers d’enfants.
En 2009, le sicilien Stefano Savona, archéologue de formation mais cinéaste depuis une dizaine d’années à l’époque (il avait travaillé auparavant au Kurdistan), parvient malgré les multiples obstacles à s’introduire au Nord de la bande de Gaza au lendemain des bombardements. Face au traitement aseptisé des médias occidentaux, face aussi à la débauche d’images terrifiantes mais non structurées que chacun peut trouver sur le net, il décide de tenir un blog cinématographique pour raconter le vécu des habitants de Gaza. C’est alors qu’il rencontre la famille Samouni : une famille au destin singulier, très éloignée de la vie urbaine de Gaza City, une famille de paysans paisibles qui se croyaient épargnés par le fracas des combats et les conséquences souvent terribles du conflit qui dure depuis plus de 60 ans. Et pourtant quand Stefano Savona arrive, 29 des membres de cette famille ont été tués, femmes et enfants essentiellement, leurs terres dévastées, leurs maisons détruites ou vandalisées par l’occupant israélien qui s’est installé dans les lieux avant de tout saccager à son départ. Ce blog cinématographique, du nom même de l’opération Plomb durci, sera primé au festival de Locarno. Mais Stefano Savona était resté dans l’idée qu’il fallait redonner une existence à la famille Samouni au-delà de l’image de victimes endeuillées et ruinées que produisait l’immédiateté et la violence des événements. Rendre la mémoire des disparus, de ce qu’ils étaient, de ce qu’ils avaient construit, mais aussi voir comment les Samouni au fil des années reconstruisaient leur vie, leurs champs, leurs maisons, évoluaient dans le nouveau contexte après cette effrayante déflagration.
Un an après les bombardements, le réalisateur trouva l’occasion de revenir – encore une fois en toute illégalité – pour assister au mariage d’un jeune couple qui avait perdu tous ses parents. Il se demanda alors comment rendre vie par l’image aux disparus, comment restituer ces fameuses images manquantes, chères au cinéaste cambodgien Rithy Panh. Et ce fut la rencontre avec l’artiste Simone Massi, auteur de courts métrages d’animation sur les gens de son village, avec une technique magnifique d’aplats noirs grattés. La solution était trouvée : raconter la vie d’avant de ses chers disparus puis le jour fatal à travers des séquences d’animation.
L’intense beauté, la formidable intelligence de Samouni Road tiennent à la fois à la reconstruction fascinante par le cinéma de tout le passé, du présent voire même du futur d’une famille dévastée – c’est le plus bel hommage qu’on pouvait lui rendre – et à l’équilibre entre la force des témoignages des membres survivants et la beauté de la reconstitution en animation, qui n’évoque pas uniquement la nuit de l’attaque mais aussi les moments apaisés qu’ont connus les disparus. Côté témoignages, vous n’oublierez pas celui, magnifique, de cette fillette à la lucidité stupéfiante qui, sans haine, constate avec désarroi les graffitis haineux et racistes laissés par les soldats israéliens sur les murs de son salon et qui s’exclame « Mais qu’est ce qu’ils ont dans la tête, ceux là ? ». Au moment où, inlassablement, malgré les civils abattus presque quotidiennement, les Gazaouis se pressent à la frontière pour manifester et réclamer leur droit au retour, ce film magnifique tombe à point nommé.