« Je n’ai reçu aucun subside du gouvernement israélien. Cela aurait été vraiment étrange, impossible sur le plan éthique, d’accepter de l’argent de ce gouvernement. »
Annemarie Jacir
C'est un film lumineux qui accomplit la prouesse de décrire avec intelligence toute la complexité du vécu du peuple palestinien tout en restant étonnamment léger et tendre malgré la gravité des sentiments qui affleure souvent. Unité de temps : l'action du film se déroule sur une journée. Unité de lieu et pas n'importe quel lieu : Nazareth, ville emblématique puisqu'en seraient originaires Marie et Joseph, qui donnèrent ainsi à leur fils Jésus son sobriquet de Nazaréen ; mais surtout aujourd'hui la plus grande ville palestinienne à l'intérieur d'Israël, qui fait se côtoyer 60% de musulmans et 40% de chrétiens. Unité d'action enfin puisque tout le film s'articule autour de la même démarche : Abu Shadi, professeur à la retraite unanimement respecté, et son fils Shadi, jeune architecte exilé à Rome et revenu tout exprès pour l'occasion, font le tour de la ville pour distribuer des cartons d'invitation au mariage de leur fille et sœur, car en Palestine, il serait irrespectueux d'user de la Poste pour ça. C'est le « Wajib », le devoir, qui a une dimension bien plus large et qui représente les contraintes familiales et sociales que chacun s'impose pour vivre en bonne intelligence.
Cette tournée des popotes au volant de la vieille Volvo sans doute chargée de toute l'histoire familiale fait défiler une savoureuse galerie de personnages, invités avec plus ou moins d'enthousiasme – on sent bien que certains ne le sont que par obligation, avec l'espoir à peine dissimulé qu'ils déclineront poliment pour des raisons de force majeure… Nos deux émissaires rencontrent ainsi de lointains cousins à qui le père a fait croire que Shadi était médecin (dans son esprit, c'est une profession plus honorable encore qu'architecte), une amie d'enfance du jeune homme qui ne dirait pas non à un retour de flamme, une vieille admiratrice du professeur qui sait bien qu'il est divorcé depuis des années et qu'il est peut-être un cœur à prendre…
Mais ce qu'il y a de plus beau dans Wajib, c'est la balade dans Nazareth, qui s'impose comme le troisième personnage principal du film, et la relation distendue et conflictuelle entre un père et son fils. Annemarie Jacir nous immerge dans cette ville arabe au cœur d'Israël, où chrétiens et musulmans cœxistent (il est d'ailleurs amusant de constater que chacun s'apprête à fêter Noël, y compris les familles musulmanes), mais où la présence israélienne pèse de tout son poids dans le haut quartier, enclave sécurisée et plus riche qui surplombe la cité. Et on sent bien que cette présence israélienne joue un rôle essentiel dans la relation complexe qu'entretiennent Abu Shadi et son fils. Le père, malgré sa stature et son prestige de professeur, a toujours dû composer avec l'occupant, acceptant la censure des programmes scolaires imposée par les autorités israéliennes, arrangeant les choses avec la police quand son fils était poursuivi pour activités subversives…
Ces compromis ont probablement contribué à l'échec de son mariage, son épouse l'ayant fui en même temps que son pays. Son fils est parti lui aussi, il a fait sa vie en Italie, et s'est même fiancé avec la fille d'un dirigeant de l'OLP en exil : le fossé politique est patent entre le père soumis, pragmatique, et le fils idéaliste, en colère face à la situation inacceptable et au conservatisme ambiant. Et le fait que les deux acteurs, Mohammad (légende du théâtre et du cinéma palestiniens) et Saleh Bakri, sont père et fils dans la vie ajoute évidemment à l'authenticité de leur confrontation et à l'émotion qu'elle fait naître.