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Ma parole est libre
Imaginez un instant ce que serait la scène musicale française sans qu’aucune femme ne puisse chanter seule sur scène. Imaginez que toutes nos chanteuses soient dans l'impossibilité de se produire devant un public mixte. Imaginez qu’elles soient contraintes, pour pouvoir être sur scène, de se placer docilement au second plan, dans les décors, derrière des interprètes uniquement masculins. Imaginez encore qu’on leur demande fermement de ne pas trop pousser leur voix et si possible de se limiter à des chuchotements, de se faire discrètes, de devenir invisibles…
Cela semble impensable. C’est pourtant la réalité que vivent les femmes dans la République islamique d’Iran : elles n’ont pas le droit de chanter en public, à moins que l'audience ne soit composée uniquement que de leurs semblables (entendre par semblables : « femmes, être inférieurs à l’homme »). Un interdit d’une violence inouïe qui prive les « auteures compositrices » du plaisir singulier de jouer pour les autres, de vivre sur scène un art qui est fait pour être partagé, pour vibrer à l’unisson.
Cet état de fait imposé par un régime autoritaire et considéré par tous comme une immuable fatalité, Sara Najafi, auteure et compositrice de Téhéran, a décidé de lui tordre le cou. Mais « tordre le cou », quand on est une femme, une audacieuse autant que charismatique artiste, on se doit de le faire avec intelligente et talent, avec grâce et délicatesse, avec persévérance et diplomatie.
C’est cette histoire que nous raconte cet incroyable documentaire, l’histoire d’une femme qui veut faire chanter des femmes dans une société patriarcale qui connut pourtant un passé libre où une femme pouvait chanter et danser l’amour devant un public conquis composé de ses semblables (entendre par semblables : êtres humains des deux sexes jouissant des mêmes droits – ou presque).
Sara va monter un projet ambitieux et fou : organiser un concert officiel pour femmes solistes en faisant monter sur scène non seulement des Iraniennes (Parvin Namazi et Sayeh Sodeyfi) mais aussi deux Françaises (Elise Caron et Jeanne Cherhal) et une Tunisienne (Emel Mathlouthi, qui donna une série de concerts lors du printemps Tunisien). Mais rien ne peut se faire sans l’accord des autorités et du terrible département culturel, qui va tout mettre en œuvre pour empêcher le concert…
No land’s song se vit presque comme un film d’aventure, avec du suspens, des rebondissements et des déceptions, avec des instants de grâce nés de l’extraordinaire beauté des voix et de la musique iranienne et de très forts moment de partage que seule la langue commune de la musique sait faire naître. Et au-delà de la musique, bien sûr, c’est une plongée dans le système kafkaïen et souvent totalement ridicule d’une « république islamiste » qui ne sait plus sur quel pied danser, entre un renouveau politique incarné par l’élection du président Hasan Rohani et une vision sclérosée venue d’un autre âge. Mais heureusement, en Iran, en Egypte, en Tunisie, comme hier au Chili, en Argentine, en Tchécoslovaquie… : Kelmti Horra ! *
* en arabe : « ma parole est libre », chanson de Emel Mathlouthi