Festival de Cannes 2021 : compétition
Voyage surprise
Lauréat du prix Un certain regard pour son premier long, Olli Mäki, le réalisateur finlandais Juho Kuosmanen a signé plusieurs courts métrages, dont Roadmarkers (2007) qui lui a valu la 3e place du prix de la Cinéfondation à Cannes 2008, Citizens, prix Arte aux Rencontres du festival Premiers plans d’Angers, ainsi qu’un moyen, The Painting Sellers (2010), film de fin d’études de l’université Aalto lui octroyant cette consécration importante deux ans plus tard et une diffusion dans plus d’une dizaine de pays. C’est en mars 2020, juste avant le début des mesures sanitaires engendrées par la pandémie de Covid-19 que s’est achevé le tournage de Compartiment n°6 (réparti entre Saint-Pétesbourg, Mourmansk et d’autres villes russes) dont la postproduction a débuté au sortir du premier confinement. Cette histoire a été imaginée par les scénaristes estoniens Livia Ulman et Andris Feldmanis, primés en 2017 pour leur collaboration sur Teesklejad de Vallo Toomla. Elle se déroule en 1996 et raconte la rencontre d’une étudiante finlandaise (Seidi Haarla, retenue parmi les EFP Shooting Stars de la dernière Berlinale) avec un mineur russe (Yuriy Borisov, couronné récemment en Russie pour le rôle-titre de Kalashnikov de Konstantin Buslov) dans le train qui l’emmène de Moscou à Mourmansk. Le film est vendu à l’international par la société française Totem Films.
Sauvage, maladroite et solitaire, c’est ainsi que le réalisateur décrit son héroïne… Et c’est ainsi que Laura nous apparaît, mal à l’aise d’être prise pour le centre du motif par sa logeuse et néanmoins amante Irina, qui l’exhibe fièrement plus qu’elle ne la présente à son aréopage moscovite lors d’une soirée bon ton. La pétillante russe n’a de cesse de présenter sa « petite Finlandaise » comme on brandit un trophée à la chair tendre et à la cuisse ferme, exquise friandise. Étrangement Irina, qui a tout de la féministe intellectuelle libérée, semble loin de réaliser qu’elle ne se comporte pas mieux qu’un vieux macho dominant, égoïstement rassurée de démontrer qu’elle peut séduire plus jeune qu’elle. Laura quant à elle, aveuglément enamourée, bade son inaccessible hôtesse, qui semble trôner sur un invisible piédestal tandis que le fond musical polyglotte taquine la destinée : Roxy Music balance son Love is the drug dans les hauts parleurs, avant que la voix de la chanteuse Desireless ne réponde par son Voyage, voyage… », comme un appel à l’évasion qui par ailleurs finit de dater l’intrigue dans les années 90, celles de la fin de l’ère soviétique.
Voyager, c’est donc ce que va faire Laura, sacrifiant ses désirs pour Irina à son envie de partir à la découverte des célèbres pétroglyphes vieux de dix mille ans que mentionnent ses cours d’archéologie. La voilà qui s’embarque seule pour un singulier périple, un rail movie au long cours, à bord d’un train d’un autre âge qui la conduit vers la mer de Barents et les solitudes enneigées. Si ce n’était que cela… Elle pourrait à loisir écouter battre son cœur, rêver discrètement de sa belle… Mais la cabine où se situe sa couchette, occupée par un importun, ne sera pas un havre de paix. Fi de son intimité ! C’est fou comme un seul être peut devenir plus envahissant qu’une horde barbare. La rencontre est malaisante. Le rustre, déjà pas très discret à jeun, s’avère désagréablement insistant et irrespectueux une fois imbibé de vodka. Laura a beau adopter une posture bravache, elle n’en mène pas large. Elle se résout à réclamer une autre couchette à la contrôleuse de ces wagons-lits un brin miteux. La gorgone ne lui fera pas de cadeau, jaugeant de haut cette étrangère mal fagotée, qui ne fournit aucune explication. Laura serait-elle condamnée à rester prisonnière d’un étouffant huis-clos ? L’envie lui prend de rebrousser chemin vers son lieu de départ, vers Moscou, son amoureuse…
Mais laissons-là le récit gorgé d’humour qui bascule, par petites touches, entre deux rasades d’alcool et quelques poignées de cornichons marinés, dans un feel good movie au charme discret mais bien réel. Décidément, les voies ferroviaires sont impénétrables. Sous le vernis policé de l’âge adulte se dissimulent une infinité d’émotions contradictoires, une animalité instinctive, blessée, une forme d’innocence capricieuse, enfantine. Ici nul n’est ce qu’il parait être, du moins jamais complètement. Les acteurs excellent à ce jeu de dupes, campant des personnages tout en maladresse, aux écorchures mal dissimulées, véritables bras cassés de la communication, des sentiments, incapables de s’ouvrir aux autres. Décidément, il leur faudra apprendre à se comprendre au-delà des mots qui ne viennent pas, qu’ils ne possèdent pas.
Seidi Haarla qui interprète Laura est de tous les plans, une véritable révélation. Elle donne de l’étoffe à son personnage pas forcément aimable, brut de décoffrage, dont la beauté atypique n’est pas une évidence. Au fil de ses étapes on découvre une Russie de l’arrière-ban, sans fard. Et cela confère une véracité, une authenticité, une vraie originalité à ce film d’un cinéaste qu’il ne faudra pas perdre de vue…