3 | 3.5 |
De boue les morts ! Attention, vous allez vivre une expérience sensorielle déstabilisante avec ce film monstrueux et génial, dans lequel chaque plan est un tableau d'une densité exceptionnelle, presque étouffante, surchargé de corps et de tous leurs fluides : urine, morve, excréments et liquides séminaux se mêlant à la boue et aux moisissures envahissent le champ visuel. On pourrait évoquer un croisement entre La Chair et le sang, le chef d'œuvre médiéval de Verhoeven, et l'univers en noir et blanc de Béla Tarr. On pourrait évoquer les délires organiques d'un Peter Greenaway, ou les trips oniriques d'un Jodorowsky… mais non : finalement ce film est unique.
Dans un avenir indéterminé, des scientifiques ont été envoyés sur Arkanar, une planète qui pourrait être une autre Terre à ceci près qu'elle est restée coincée dans son développement, il y a 800 ans. Au lieu d'y laisser éclore la Renaissance, ses découvertes scientifiques, ses réflexions philosophiques et son essor artistique, les hommes ont préféré pendre, écarteler, brûler, noyer tous ce qui ressemblait de près ou de loin à un sage, un artiste, un chercheur. Une des premières scènes, horrible et cocasse, montre un poète plongé la tête la première dans les latrines. Bienvenue dans un moyen-âge barbare et féodal, placé sous le joug d’un régime tyrannique. Plus qu'une époque, c'est un état d'humanité archaïque, un vrai chaos social. C'est une planète hostile, vile, fétide, sale et répugnante. Tout ce qui pourrait ressembler à la beauté et ses couleurs a été banni, pourchassé. Et pourtant il faut le reconnaître : c'est aussi hideux que sublimement beau, comme un tableau dantesque de Jérôme Bosch dans lequel on est plongé durant près de trois heures.
On suit un « héros », Don Rumata, un des scientifiques devenu un des princes et leaders respectés de ce chaos, qui tentera de trouver l'équilibre entre un réveil humaniste impossible et le retour d'un ordre noir intégriste religieux. Quand l'humanité est tombé dans le caniveau, on ne peut faire son bonheur à sa place : une leçon désespérée du cinéaste russe qui a vu la chute de l'Union soviétique et le retour de la cupidité et de l'obscurantisme dans son pays.
Chaque phrase est un couperet mémorable, « il est difficile d'être un dieu » est une des sentences de notre héros, incarné par un acteur au charisme foudroyant : regard caméra, il la balance au public, comme pour partager son lourd tribu et sa fatalité. La caméra est d'ailleurs un protagoniste à part entière, au cœur de la mise en scène, qui se déplace entre les corps et les décors, nous propulsant dans cet univers qui semble n'être que violence, humiliation, vengeance animale. Ce film aux scènes aussi belles que terribles et inoubliables désarticule le réel et il réveillera certainement chez chacun les pires frayeurs…
L'histoire même de sa production est dantesque. Le réalisateur Alexeï Guerman (moins d'une dizaine de films en plus de quarante ans, on lui doit en particulier Kroustaliov ma voiture, fresque géniale et sombre sur la fin du stalinisme) avait été fasciné dès la fin des années 1960 par le roman des Frères Strougatski, auteurs de Stalker, adapté par Tarkovski. Mais le régime de l'époque n'était pas franchement favorable… C'est finalement il y a quinze ans qu'il s'y attela. Eternel insatisfait, Guerman mit treize ans à réaliser le film, il est mort avant la fin de l'aventure, et une partie de l'équipe avec lui, c'est son fils qui a terminé le montage de cette œuvre posthume, testament sublime d'un cinéaste méconnu (et qui fit tout pour le rester).