Festival de Cannes 2021 : hors compétition
Nuit d’enfer
Metteur en scène et fondateur en 2005 du collectif Les Chiens de Navarre, d’où est issu notamment Vincent Macaigne, Jean-Christophe Meurisse signe ici son troisième film après le moyen métrage Il est des nôtres, lauréat du prix Michael Kael au Festival de Groland 2014, et Apnée, sélectionné en séance spéciale lors de la Semaine de la critique 2016.Il en a écrit le scénario avec Amélie Philippe et Yohann Gloaguen, lui-même auteur d’une demi-douzaine de courts métrages, d’ À tout de suite (2004) à Cortège (2020). Oranges sanguines est une comédie chorale débridée qui a pour interprètes principaux Denis Podalydès (de la Comédie-Française) et Blanche Gardin, déjà réunis il y a peu à l’affiche d’Effacer l’historique de Gustave Kervern et Benoît Delépine. Éclairée par le chef opérateur Javier Ruiz Gómez, remarqué pour le film de Pascal Tagnati I comete (récemment primé à Rotterdam), l’histoire suit différents personnages qui vont vivre des événements déterminants, le temps d’une nuit. Distribué par The Jokers, ce film est la première production de Marine Bergère et Romain Daubeach pour Mamma Roman, associés avec Alice Girard pour Rectangle Productions (également présent à Cannes hors compétition avec Aline, et Cannes Première avec Vortex).
« Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Antonio Gramsci
Ça se passe en France, exactement dans le même décor que celui de votre vie et de la mienne. Dans ce décor, chacun rempli poliment son rôle social : le ministre de l’économie et des finances est accusé de lamentables fraudes fiscales, les retraités de la classe moyenne se prennent dans les dents la réforme des retraites et croulent sous les dettes, les banquiers sont des pions, les jeunes filles sont si vulnérables qu’elles se font séquestrer par des détraqués et le rêve d’ascension sociale tant convoité se vit au quotidien comme un cauchemar par le transfuge de classe. Et pourtant, miracle, dans Oranges sanguines, on se marre !
On se marre parce qu’à partir de scènes réalistes et crédibles, Jean-Christophe Meurisse et sa troupe finissent par tordre le cou au réel en opérant à des décalages et des aberrations. De ces distorsions bien sûr on ne vous en dira rien, ce serait gâcher ! Ce qu’on peut vous dire, c’est qu’il en coule un jus sanguinolent et parfois sanguinaire, un peu crado ou vivifiant, c’est selon. Et ce sont de ces mêmes distorsions qu’émanent la jubilation et le rire. Un rire gras et sauvage, pas très aimable ni glorieux. Il y a quelque chose de contradictoirement caustique et espiègle chez Meurisse et les Chiens de Navarre, d’à la fois enfantin, régressif et corrosif. Sans doute l’énergie unique de l’improvisation chère aux comédiens et à leur metteur en scène y est pour quelque chose, et la formule « jeu d’acteurs » prend ici tout son sens : c’est leur plaisir à pousser les situations jusqu’à l’indécence qui vient nous faire grincer des dents, provoquer grimace, rire et inconfort. Le film d’ailleurs ne prétend pas à plus que ça, il ne milite pas pour le grand soir. Son seul credo est bel et bien le rire.
Il y a une filiation directe avec le mouvement dada, et une revendication du droit à la vulgarité et à l’idiotie chères à Jean-Yves Jouannais (l’idiotie désignant dans son acception étymologique le simple, l’unique et le singulier). Plus généralement ici l’art n’est pas sérieux, pas poli, et on ne cherche ni le beau ni le bien. Le film appuie fort à certains endroits et assume pleinement d’être clivant. Mais ça tombe bien, ça fait partie du projet du réalisateur : « L’art doit diviser. S’il divise, il y a débat et s’il y a débat, il y a vitalité ». Alors pour certains on dédaignera, pour d’autres on s’esclaffera. Jean-Christophe Meurisse et Les Chiens de Navarre, eux, ont pris le parti de rire de tout et ça nous va. Car comme le disait Didier Super, un autre idiot du village : « Mieux vaut en rire que s’en foutre ».