3.5 | 4 |
Tragédie antique
Ami spectateur, si tu ne rêves que de bluettes, de comédies légères, d'histoires à l'eau de rose, l'honnêteté la plus élémentaire nous oblige à te conseiller de passer ton chemin. Ce séjour dans les Ardennes belges n'est pas pour toi. Ce n'est rien d'autre en effet qu'une tragédie que nous propose le réalisateur flamand Robin Pront. Pas un drame, non, une tragédie, une vraie, à l'antique. De celles qui faisaient dire à Georg Lukacs, philosophe et grand spécialiste de la littérature, que lorsque le rideau se lève « l'avenir est déjà présent depuis l'éternité ». On laissera aux spécialistes le soin de déterminer si George Lucas connaissait la pensée de son presque homonyme en créant Star Wars.
Le film s'ouvre sur l'échec d'un casse. Kenny se fait arrêter et il ne dénoncera ni sa petite amie Sylvie, ni son jeune frère Dave qui ont pu s'échapper. L'histoire commence vraiment quatre ans plus tard, à sa sortie de prison, alors que bien des choses ont changé. Sylvie a rompu, non seulement avec Kenny, mais aussi avec la coke à laquelle elle n'a pas touché depuis deux ans, et surtout, elle vit désormais une relation amoureuse avec Dave. Cela, il faudra bien le dire à Kenny et le plus rapidement serait le mieux, mais cela n'a jamais été facile de lui parler et la prison n'a en rien apaisé la rage qui sourd en lui, toujours prête à se retourner contre lui-même ou contre ceux qu'il aime.
Ce n'est pas la Flandre opulente qui sert de cadre à ce film et peu importe si on y parle néerlandais ou français, nous sommes plutôt dans l'univers des frères Dardenne, chez les prolos, les précaires, les chômeurs, les délinquants petits ou grands. Le copain d'école qui s'en est sorti possède des boîtes de striptease à la légalité probablement douteuse. Tous les autres galèrent. Et dans cet univers d'une noirceur totale, Robin Pront, le réalisateur, et Robrecht Heyvaert, son directeur de la photographie, nous proposent des images d'une force inouïe. Qu'il s'agisse des deux frères silencieux derrière la vitre d'une voiture ou celle d'un snack, qu'il s'agisse de la forêt ou des ciels ardennais gorgés d'eau, des plans d'une totale beauté, jamais artificielle, rythment le film. Tout comme la bande son – martèlement de la musique électronique, bruit de la machine de lavage des voitures, ballade d'Adamo… – qui fait partie intégrante de la narration qu'elle accompagnera jusqu'à son inéluctable fin. Inéluctable car nous sommes dans la tragédie, mais non sans surprise toutefois. Parmi les acteurs, tous impeccables, vous reconnaîtrez Veerle Baetens, l'héroïne d'Alabama Monroe, et Jan Bijvoet, tête d'affiche de Borgman et de L'Étreinte du serpent.
Décidément, d'Alabama Monroe à Bullhead, de Les Premiers les derniers à Belgica, le cinéma belge connaît un moment de grâce. Aussi, rien que pour cela, ami spectateur du début de cet article, tu feras fi de ta méfiance et tu te laisseras prendre dans les rets tendus par Robin Pront. Puis, comme nous, surpris qu'il puisse s'agir d'un premier long métrage, tu attendras avec impatience le deuxième film de ce réalisateur.