La Fièvre de Petrov -12

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Affaibli par une forte fièvre, Petrov est entraîné par son ami Igor dans une longue déambulation alcoolisée, à la lisière entre le rêve et la réalité. Progressivement, les souvenirs d’enfance de Petrov ressurgissent et se confondent avec le présent…

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Festival de Cannes 2021 : compétition

Métamorphoses de l’ivresse

Triplement primé à Locarno pour Yurev Den(2008), le réalisateur russe Kirill Serebrennikov a fait sensation à Un certain regard en 2016 avec Le disciple, qui lui a valu le prix François-Chalais. Il a fait ses débuts en compétition à Cannes avec Leto, alors qu’il avait été arrêté et inculpé en août 2017 "pour détournement des subventions publiques" allouées à sa troupe de théâtre. Son neuvième long métrage, La fièvre de Petrov, est tiré du roman de l’écrivain estonien Alexeï Salnikov Les Petrov, la grippe, etc. paru dans une revue littéraire, mis en ligne dans une version électronique, puis publié aux éditions des Syrtes en 2020. Il décrit l’ivresse d’un mécanicien et auteur de BD qui, entraîné par un ami incontrôlable, sous l’effet de la vodka, voit ses souvenirs de jeunesse interférer avec sa situation présente, entre rêve et réalité, au fil d’une déambulation un peu trop arrosée entre amis. Cette coproduction russo-helvético-franco-allemande entre Hype Productions, Bord Cadre Films, Arte France Cinéma, Logical Pictures, Charades et Razor Film Produktion est vendue à l’international par Charades et sera distribuée le 1er décembre par Bac Films. Le rôle-titre est campé par Semyon Serzin, remarqué l’an dernier pour son premier film en tant que réalisateur, Chelovek iz Podolska. Il a notamment pour partenaire la comédienne Chulpan Khamatova, à qui Luna Papa de Bakhtyar Khudojnazarov a valu un prix d’interprétation au Festival du cinéma russe de Honfleur en 2000.

 

 

Le monde est malade. Et Petrov a de la fièvre. Dans un bus de ville bondé, engoncé dans son manteau, emmitouflé sous son écharpe, les yeux rougis et le souffle court, Petrov tousse, expectore tout ce qu’il peut, sans souci pour les autres voyageurs du moindre geste barrière, sans la protection de quelque masque que ce soit. La fièvre monte. Sous ses assauts, la nuit sale mais relativement paisible et enneigée de Ekaterinbourg, ville de la Sibérie occidentale, se fait inquiétante, la marche des événements se dérègle, bizarrement balottée entre les fantasmes et les souvenirs de Petrov – et ce que son état de santé approximatif lui accorde de perception du réel. Ce qui lui arrive de la rumeur du monde qui l’entoure est tordu, déformé par l’état pitoyable et cotonneux, étouffant, narcoleptique, qui l’ensuque et le saisit de tremblements. Entrainé par son ami (?) Igor, Petrov soigne le mal par le mal – et la fièvre par l’alcool – dans un moment confus où un contrôle de billet peut tout aussi bien conduire un groupe de bourgeois suffisants au poteau d’exécution, où les corbillards ne transportent pas forcément de la viande refroidie, où les belles et peu sages bibliothécaires n’ont rien à envier à l’Uma Thurman de Kill Bill pour animer des rencontres littéraires, où l’on peut converser avec un dentier sans déranger son propriétaire. Et Petrov n’a en ligne de mire, pour faire tomber la température, qu’un lot de cachets d’aspirines périmés datant d’avant la glasnost.
Dès ses premières images, l’effet de La Fièvre de Petrov est saisissant. D’abord par l’environnement maladif de son « héros » : les individus qui le côtoient sont tous, peu à peu, contaminés par sa grippe carabinée – y compris son fils. Tourné bien avant qu’advienne l’épidémie que l’on sait, le film s’en fait le prophète rétroactif en même temps qu’il lui confère un statut allégorique. La maladie qui donne à Petrov la fièvre et fait naître toutes les hallucinations dans lesquelles il nous plonge, c’est celle qui ronge de l’intérieur une société russe qui n’en finit pas de ne pas régler ses comptes avec ses démons ex-et-post-soviétiques. Réalisateur déjà remarqué à Utopia de deux films secs et magistraux (Le Disciple, magnifique plaidoyer contre l’obscurantisme religieux, et Leto, sur les pionniers du rock’n'roll russe), Kirill Serebrennikov puise dans le roman d’Alexei Salnikov la matière d’une charge poétique et politique baroque, aussi épuisante qu’époustouflante. Lui-même en butte au régime de Poutine, il passe plus de temps devant les tribunaux que sur les plateaux de tournage, est assigné à résidence depuis 2017 et s’est vu interdire de quitter le territoire russe. Son expérience très concrète du confinement d’avant le confinement nourrit la forme du film : enfermé dans un espace mental sinistre et étouffant, il y déploie sur un rythme effréné une grande liberté d’écriture, met en scène des plans séquences d’une rare virtuosité, fait éclore des moments de pure beauté. Le chaos apparent et parfaitement huilé rappelle l’envolée fantasmagorique dans le Moscou mis sens dessus-dessous par le Diable du Maître et Marguerite de Boulgakov. Au milieu de cet exercice de haute voltige, l’humour grinçant et désespéré dont fait preuve Serebrennikov est, lui aussi, franchement irrésistible. Il faut juste accepter de ne pas forcément tout comprendre ni même de tout voir – tout n’est pas surligné, ni même forcément expliqué. On doit se contenter, avec Petrov, de ressentir le monde, pour peut-être s’apaiser.