QUINZAINE DES RÉALISATEURS 2017
L’autre visage de l’Afghanistan
Sonia Kronlud, qui produit l’émission quotidienne Les pieds sur la tête pour France Culture et voyage souvent en Iran et en Afghanistan, a entendu parler de Salim Shaheen par Atiq Rahimi. Qualifié d’Ed Wood afghan, ce dernier a réalisé à ce jour 110 films, tournés en moins d’une semaine avec les membres de sa famille et un cercle de proches. Il commence à réaliser en 1985 avec une caméra VHS, créant sa société de production dès le retrait des troupes soviétiques. En 1995, alors que la guerre civile fait rage, une roquette fait dix morts sur le tournage d’un de ses films. Obligé de fuir Kaboul lors de l’arrivée des Talibans, il se réfugie au Pakistan où il continue à tourner. Son activité intense lui a valu une notoriété sans pareil à travers tout le pays, y compris parmi les combattants talibans, certains possédant ses films sur leurs téléphones portables. Mêlant des séquences musicales façon Bollywood, du kung-fu et des scènes d’action improbables, son cinéma témoigne d’une vitalité débordante. "Les Afghans l’aiment car il leur donne un visage et une voix qui n’existent nulle part ailleurs, souligne Sonia Kronlud. Dans ses films, les gens du peuple sont des héros. Il fait aussi jouer des policiers et des soldats qui sont fiers d’apparaître à l’écran". Nothingwood, surnom donné par Shaheen au cinéma afghan, suit le réalisateur lors d’un de ses tournages à Kaboul et Bamiyan. Il a été produit par Laurent Lavolé (Gloria Films) en coproduction avec Made in Germany, pour un budget de 700000 €. "J’ai eu un coup de cœur pour le projet, avec l’évidence que je voulais le produire pour le grand écran, souligne Laurent Lavolé. Il y a un sujet sérieux et important, l’amour inconditionnel du cinéma face à la guerre et l’obscurantisme, avec une entrée pop et décalée."
Dans l'histoire du cinéma, les faiseurs de grands navets sont de deux types. Il y a ceux gonflés de pouvoir et d'argent qui réussissent à faire financer leur mégalomanie par l'industrie du cinéma. Le cinéma français en compte quelques uns, on vous laisse le plaisir de les repérer (un indice ou deux sur l'un des plus éminents d'entre eux : il est communément désigné par les trois lettres initiales de ses prénom et nom et il est par ailleurs philosophe)… Mais il y a une autre catégorie beaucoup plus intéressante et rigolote : les fêlés dont la passion dévorante et enfantine du cinéma les pousse, en dépit de toute règle, de tout canon esthétique, à réaliser leurs films à tout prix, et souvent sans aucun moyen si ce n'est un enthousiasme qu'ils réussissent à rendre suffisamment contagieux pour entraîner quelques complices dans l'aventure. On pense évidemment à Ed Wood, immortalisé par Tim Burton, qui s'acharna à tourner ses films fantastiques ou de SF fauchés au nez et à la barbe du Hollywood des années 1950… Et aujourd'hui vous allez découvrir, au cœur des montagnes d'Afghanistan, l'extraordinaire Salim Shaheen qui, en quelques décennies, malgré les vicissitudes des guerres et occupations successives, a réussi à tourner quelques 110 films de genre : mélo social, films de guerre, de kung fu… qu'il réalise et dont il est généralement la vedette principale. Une carrière débordante qui a fait de lui une star incontestée au quatre coins de son pays.
Salim Shaheen n'avait rien pour devenir cinéaste. Issu d'un milieu populaire et extrêmement traditionnel, illettré même s'il ne l'avoue jamais : enrôlé de force tout jeune dans l'armée afghane sous contrôle soviétique, il a failli mourir lors d'une attaque des talibans (ce qu'il raconte dans un de ses films). Et puis le virus du cinéma et une bonne dose de goût pour la gloire ont changé son destin. La réalisatrice Sonia Kronlund, scénariste, documentariste, bien connue pour son émission quotidienne de documentaire Les Pieds sur terre sur France Culture, passionnée par l'Iran et l'Afghanistan, avait eu vent au cours de ses reportages de l'incroyable destin de ce personnage hors du commun. Avec son opérateur (Alexander Nanau, réalisateur roumain du très beau Toto et ses sœurs) elle a suivi Shaheen sur un de ses tournages à Bamyan, tristement réputé pour ses bouddhas géants détruits par les talibans, tournage qui est aussi l'occasion de la projection d'un de ces films. C'est l'occasion de mesurer la ferveur qui l'entoure, venue d'une population heureuse de se voir à l'écran. Car au-delà des codes de Bollywood et du cinéma d'action américain (Shaheen vénère Rambo), le prolifique réalisateur afghan met en scène les petites gens de la rue, mais aussi les gendarmes ou militaires, à qui il demande souvent de jouer leur propre rôle dans des situations tour à tour touchantes ou burlesques. On pourrait également évoquer les incroyables acteurs qui l'accompagnent, notamment cette star masculine souvent travestie dans les films, dont on peut questionner l'homosexualité cachée avant de découvrir son épouse et ses enfants, quelque peu circonspects devant le jeu – avec le feu – de leur mari et père.
Devant tant de passion sincère et d'énergie créative, on se dit, nonobstant tout jugement critique, que la magie première du cinéma réside bien là aussi. Et elle est ici d'autant plus agissante qu'elle nous permet d'avoir un regard moins caricatural sur un pays et un peuple trop souvent cantonnés au registre des reportages tragiques et morbides.