3 | 4.25 | 3.5 |
Guerre froide et péplum
Nous sommes en 1951 à Los Angeles. Eddie Mannix (le personnage est inspiré d'un adjoint d'un studio hollywoodien qui a réellement existé) est chargé d'huiler les rouages de l'industrie du rêve, en préservant les stars de leurs penchants et des scandales qu'ils pourraient provoquer, en tenant la bride courte aux réalisateurs qui se prennent pour des artistes et en muselant les journalistes avides de ragots. La fonction de ce héros à la moustache très précisément taillée l'amène à faire le tour des plateaux, ce qui permet aux réalisateurs, premièrement, de poser sous toutes les formes possibles la question de la croyance à la fiction – que les cow-boys chantent ou que les nageuses sourient interminablement sous l'eau – et, secondement, de s'essayer un instant à des genres qu'ils avaient jusqu'ici négligés (il en reste, malgré l'étendue de leur registre). En premier lieu, le péplum chrétien, spécialité qui s'épanouit à Hollywood pendant la guerre froide, qui permet avantageusement de célébrer les valeurs occidentales tout en offrant à la clientèle un spectacle d'une ampleur à laquelle la télévision naissante ne pouvait prétendre. Deux plateaux des studios Capitol sont occupés par le tournage d'« Ave César ! », qui raconte la conversion d'un centurion sur le Golgotha. Le rôle a été confié à Baird Whitlock (George Clooney), bel homme alcoolique et infidèle. Pour ce tournage, comme pour ceux qui viendront (d'un western de série B, de comédies musicales…), les Coen jouent avec les changements de cadre, qui ouvrent le champ à l'équipe technique après avoir fait mine de prendre au sérieux la fiction dont ils montrent la fabrication. Il s'agit moins de restituer la complexité de la création cinématographique (le film va vite, contrairement à tous les tournages) que de la célébrer, en laissant entrevoir quelques secrets des magiciens, sans jamais les trahir tout à fait. De son côté, Eddie Mannix (Josh Brolin) se dépense sans compter pour préserver, lui aussi, cette magie. Il trouve un père à l'enfant illégitime d'une vedette nautique (Scarlett Johansson), il convainc un réalisateur sophistiqué (Ralph Fiennes) qu'un garçon vacher (Alden Ehrenreich, la révélation du film, charme de gars de la campagne et tempo comique irréprochable) est en mesure de jouer un play-boy new-yorkais. Il lui faut aussi récupérer Baird Whitlock, dont la dernière disparition en date n'est due ni à sa libido ni à son alcoolisme, mais à son enlèvement par un groupe de scénaristes communistes… Cette autre foi est aussi cruellement caricaturée que les obédiences chrétiennes au début du film, lorsque Mannix soumet le scénario d'« Ave César ! » à une assemblée de théologiens de tous bords (avec, en prime, un rabbin grincheux, qui se sent peu concerné par la question de la divinité du Christ). En voyant Ave Cesar !, il arrive qu'on se sente presque aussi fatigué qu'Eddie Mannix. Joel et Ethan Coen ont accumulé une science du cinéma si compacte qu'ils sont capables de charger chaque plan d'une infinité de significations, d'y mettre d'un seul mouvement un hommage formellement impeccable au genre original et une satire dépourvue de tout respect. Ce pourrait être trop, c'est en fait juste assez. Trop parce qu'on pourrait croire que les Coen mettent sur le même plan toutes les images, pour s'en moquer, parce qu'on peut toujours croire dans une image, quand on la voit. Juste assez parce que, en y réfléchissant bien (et rarement farce a exigé autant de l'intellect), Ave César ! choisit son camp, celui des images auxquelles on a cru quand on les a créées.