Karl Marx disait que les grands faits se produisent toujours deux fois : la première fois comme une tragédie, la seconde comme une farce. Marco Bellocchio pourrait bien avoir fait sienne cette formule pour bâtir la colonne vertébrale de son nouveau film, puisqu'il propose de mettre en regard, dans un même lieu mais à plusieurs siècles d'écart, deux histoires aux personnages étrangement similaires. Bellocchio n'a eu de cesse d'analyser avec rage et acuité la société italienne, d'en dénicher les impasses et les éléments régressifs. Avec ses deux époques distinctes, Sangue del mio sangue est l'occasion pour le cinéaste de traiter des lignes de force qui traversent l'histoire de l'Italie jusqu'à leurs manifestations les plus actuelles, et de mettre en scène une fois de plus ses thèmes récurrents : emprise de la religion, opacité du politique, quête de la vérité au prix de la folie… Mieux que des parallèles (toujours un peu artificiels) entre passé et présent, le travail de Bellocchio agence de nombreuses pistes qui entrent progressivement en résonance dans un film foisonnant, parfois déconcertant, mais toujours audacieux.
La première histoire – la tragédie donc – nous transporte au xviie siècle dans un village d'Emilie-Romagne, au Nord-Ouest de l'Italie. Federico Mai se rend au couvent de Bobbio. Il est venu réhabiliter la mémoire de son frère, un prêtre qui s'est suicidé peu après avoir succombé à la séduction de sœur Benedetta. La nonne est accusée de sorcellerie et le seul espoir pour Federico d'offrir une sépulture décente à son frère est de prouver son innocence. Il faut donc pousser Benedetta à avouer son pacte avec le diable. Mais au fur et à mesure qu'on lui inflige des châtiments pour qu'elle confesse, l'innocence et la pureté de Benedetta frappent Federico qui se prend d'amour pour elle.
La seconde partie – la farce – se déroule au même endroit plusieurs siècles après, de nos jours. Un certain Federico Mai frappe aux portes du couvent, aujourd'hui abandonné après avoir servi de prison. Le Federico actuel est inspecteur des finances et accompagne un milliardaire russe qui souhaite racheter le bâtiment. Ils vont faire l'étonnante découverte que le lieu est en fait occupé par un personnage étrange qui y vit caché, un « comte » qui ne sort que la nuit et qui semble diriger dans l'ombre les affaires de la ville. Les déambulations nocturnes en compagnie de cet octogénaire réservent quelques railleries bien senties sur l'état de cette petite communauté touchée par la mondialisation et la modernité.
Si la première partie endosse un classicisme remarquable, la deuxième pioche plutôt dans le registre de la comédie, du genre, voire du grotesque. Marco Bellocchio orchestre donc volontairement un choc thématique et stylistique entre les époques, avec pour seule constante la volonté de débusquer les obscurantismes à travers les âges. Sa liberté de ton lui permet d'aborder une multitude de thèmes qui sont autant de commentaires directs ou métaphoriques sur l'état de l'Italie contemporaine. Film hétéroclite, au risque d'être inégal, Sangue del mio sangue réserve quelques superbes éclats de mise en scène de la part d'un grand cinéaste toujours aussi exigeant quant à l'aspect plastique de ses films et, la maturité aidant, de plus en plus ouvert à des propositions singulières de cinéma.