Tant que Cuba n'aura pas cédé à la pression internationale, économique autant que politique, qui pousse son peuple depuis des décennies à l'abandon de l'utopie révolutionnaire née en 1959, elle sera toujours l'objet des images et des fantasmes les plus contradictoires. Paradis révolutionnaire, ultime rempart contre l'impérialisme trumpiste, ou prison à ciel ouvert ? Le joli conte d'Ernesto Daranas Serrano a l'avantage de renvoyer dos à dos les caricatures et de raconter Cuba dans toute sa complexité au fil d'un récit drolatique et poétique.
Nous sommes en 1991. Depuis deux ans, le mur est tombé à Berlin. Dans la plupart des pays concernés, des générations de gens qui ont subi la chape de plomb soviétique voient l'effondrement de la grande URSS comme un souffle de liberté. Mais du côté de Cuba, on ne ressent pas forcément le même enthousiasme. La fin de l'URSS et l'avènement du très libéral Eltsine sonnent comme un coup de grâce pour le régime cubain, déjà affaibli économiquement par la faillite progressive du grand allié de l'Est et de plus en plus isolé. D'autant que le pays voit fuir nombre de ses habitants les plus jeunes, qui bricolent des radeaux pour rejoindre au plus vite la Floride où sont déjà installés de nombreux émigrés cubains.
Pour Sergio, professeur de marxisme à l'Université de La Havane, qui doit faire face à de nombreux étudiants de plus en plus blasés et sceptiques sur la pertinence des idéaux révolutionnaires, et qui doit dans le même temps composer avec les pénuries de matériel universitaire et avec les tracasseries administratives, c'est une période particulièrement déprimante. Mais ce jeune veuf, qui vit avec sa fille espiègle et sa vieille mère gentiment acariâtre, se réfugie dans une passion : la radio amateur qui lui permet d'ouvrir une porte sur le monde, notamment en échangeant avec un vieux correspondant new-yorkais spécialiste hétérodoxe de la NASA et de la conquête spatiale.
Et c'est accidentellement que la conquête spatiale va changer sa vie, quand il va entrer en contact, au hasard d'une fréquence, avec un autre délaissé de la chute de l'URSS : Sergei, unique occupant de la station spatiale MIR dont on retarde le retour, les autorités spatiales compétentes de l'Union soviétique ayant été peu ou prou laissées à l'abandon. Va commencer une rocambolesque relation amicale et radiophonique entre les deux hommes, séparés par quelques milliers de kilomètres ! Une relation contrariée par la surveillance ubuesque des services secrets cubains, dont l'agent quelque peu crétin est persuadé d'avoir détecté un complot international.
Enlevé et drôle, Sergio & Sergei est également servi par une très jolie mise en scène qui met pleinement en valeur les toits de La Havane, qui constituent tout un monde : c'est sur les hauteurs de la ville que se fabriquent à l'époque, en toute clandestinité bien sûr, les radeaux qui serviront à fuir vers les USA. Et on a droit aussi à de très beaux plans de la terre vue du cosmos, telle que la voit dans sa solitude le cosmonaute Sergei.
Ernesto Daranas Serrano nous avait donné il y a trois ans le très plaisant Chala une enfance cubaine. Il confirme avec ce conte délicat qu'il a un vrai talent pour décrire avec chaleur et bienveillance la petite histoire de ses compatriotes.