CANNES 2018: COMPÉTITION
Lorsque l’enfant paraît…
Le réalisateur kazakh Sergei Dvortsevoy a débuté comme ingénieur radio pour la compagnie aérienne Aeroflot avant de s’orienter vers le cinéma… par désœuvrement. “Je ne connaissais rien ni aux films ni aux réalisateurs, mais c’était ma chance, a-t-il avoué. Je n’étais pas formaté et j’ai compris rapidement ce que je voulais faire.” Résultat, plusieurs courts et moyens métrages documentaires, dont Schastye (1995), primé à Cinéma du réel, Khlebnyy den (1998), Highway (1999), grand prix à Marseille, et V temnote (2004). Ayka a pour interprète principale Samal Yeslyamova, qui jouait déjà dans le premier film de fiction du réalisateur, Tulpan (2008), couronné des prix de la jeunesse, de l’Éducation nationale et du jury Un certain regard à Cannes. Elle y incarne une jeune Kirghize en situation irrégulière qui survit dans la précarité à Moscou. Jusqu’au moment où la nature va reprendre les commandes de son destin en la personne d’un bébé. Cette coproduction entre la Russie, l’Allemagne, la Pologne, le Kazakhstan et la Chine, éclairée par la directrice photo Jolanta Dylewska, couronnée par Camerimage pour sa contribution au film d’Agnieszka Holland Sous la ville (2011), sera distribuée en France par ARP Sélection.
Parfois, quand on a aimé ou quand on aime certains cinéastes, il faut savoir prendre son mal en patience. Au Festival de Cannes 2008, il y a donc déjà dix ans, on découvrait, émerveillés, Tulpan, splendide chronique kazakh désabusée autour d'un jeune marin revenu dans sa steppe pour tenter d'épouser une belle qui ne voulait pas de lui pour cause d'oreilles décollées. Une pépite de sensibilité et d'humour qui révélait entre autres une merveilleuse comédienne de 19 ans : Samal Yeslyamova. Le film remporta alors le Grand prix de la section Un certain regard.
10 ans plus tard, le réalisateur et son actrice sont revenus à Cannes, en compétition officielle cette fois, et le jury a décerné à Samal un Prix d'interprétation féminine largement mérité. Il faut dire que dans le palpitant et terrible Ayka, elle est de tous les plans ou presque.
Presque puisque le film s'ouvre sur le plan saisissant et ubuesque de quatre nourrissons emmaillotés, serrés comme des saucissons et alignés sur le chariot d'une maternité. Un peu plus tard, nous découvrons Ayka, encore hébétée par les souffrances de l'accouchement et déjà un peu malmenée par les sages-femmes qui lui demandent sans ménagement d'allaiter illico son bébé. Mais la jeune mère – scène hallucinante – profite d'un passage aux toilettes pour plonger par un vasistas et fuir dans les rues enneigées de Moscou, aux prises avec une tempête exceptionnelle. Et elle se hâte de rejoindre son lieu de travail qu'elle semble d'ailleurs avoir quitté depuis peu : un abattoir clandestin où elle plume frénétiquement des poulets dans une atmosphère étouffante et surchauffée, sous les hurlements des contremaîtres et malgré les douleurs qui la plient en deux. Mais le patron, escroc patenté, s'enfuit avec les volatiles et les salaires des ouvrières. Alors la jeune femme, dépitée et épuisée, rejoint enfin un logement insalubre où s'entassent des jeunes hommes et femmes kirghizes, venus comme elle chercher fortune (ou pas) dans la capitale moscovite. On comprend peu à peu le destin de Ayka, endettée jusqu'au cou et poursuivie par des usuriers compatriotes à qui elle a emprunté de l'argent pour monter un très hypothétique salon de couture.
La mise en scène suit Ayka au plus près, caméra au poing, dans chacun de ses gestes, dans chacun de ses efforts pour survivre coûte que coûte. Cette radicalité donne une force incroyable au film et fait irrémédiablement penser au Rosetta des frères Dardenne, autre grand film sur une guerrière du quotidien. Et c'est évidemment la performance exceptionnelle de la comédienne qui nous embarque définitivement, en nous faisant ressentir ses souffrances physiques, en nous faisant partager son tourment grandissant après l'abandon de son enfant, en nous faisant maudire aussi profondément qu'elle les crapules qui l'ont mise dans cette situation. C'est aussi bouleversant qu'exaltant !
Le film a été inspiré au réalisateur par une statistique effarante sur le nombre de jeunes émigrées kirghizes abandonnant leurs enfants dans les maternités moscovites. Il en profite pour témoigner de la ségrégation et du racisme ambiant dans une société malade où le chacun pour soi et l'indifférence au malheur d'autrui sont la règle, une société totalement inégalitaire, symbolisée par ces scènes dans le cabinet vétérinaire où se presse la nouvelle bourgeoisie, et où iguanes et chiens de race sont traités avec bien plus d'humanité que les femmes de ménages d'origine étrangère…
Ayka fait donc partie de ces films dont on ne sort pas indemne mais qui nous exaltent par leur force et par leur beauté (plusieurs séquences d'Ayka sont visuellement splendides).