Quinzaine des Réalisateurs 2021
L’homme qui cherchait sa place
Coauteurs de plusieurs documentaires autour notamment de la transmission orale, Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis ont choisi la fiction pour que “le conte oral explose dans le genre de la fiction”, ressentant le besoin “d’explorer le potentiel imaginaire des contes populaires avec plus de liberté visuelle”. Projetant de tourner un film sur cette légende d’une panthère errant dans la campagne italienne, ils rencontrent Ercolino, propriétaire d’un pavillon de chasse, qui la connaissait. “Il nous a aussi raconté l’histoire d’Il Solengo (2015) et de Luciano, nous amenant ensuite à celle du roi crabe, que nous avons entendue dans une vieille taverne d’un petit village de Tuscia.” Pour écrire ce “film d’aventure qui raconte aussi une histoire d’amour”, ils s’associent à Carlo Lavagna et Tommaso Bertani, et en fin de processus à Alejandro Fadel pour le chapitre argentin. Mais l’acteur principal, Gabriele Silli, va s’impliquer étroitement dans cette étape d’écriture. “C’est à la fois un artiste et un ami qui a consacré beaucoup de temps au film en travaillant avec nous pour trouver le personnage et le ton que nous recherchions. Nous voulions que Luciano soit un étranger dans le village, errant et mystérieux, le seul bourgeois, quelqu’un qui crée ses propres problèmes, qui voudrait cultiver l’amour mais qui finit par le détruire. Ce personnage, dans la première partie, est confronté à un carrefour : accepter sa place ou disparaître.” Hormis Alexandra Maria Lungu, qui a déjà travaillé avec Alice Rohrwacher, les acteurs de la première partie du film sont pour la plupart des villageois originaires de Vejano, où les deux réalisateurs avaient tourné leur précédent documentaire.
La Légende du roi Crabe, projeté en première mondiale à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes, est le premier film de fiction d'un duo de documentaristes, Alessio Rigo de Righi et Matteo Zoppis, qui ont décidé de revisiter le cinéma de genre dans le style cinéma d'art et d'essai, mais en s'amusant follement tandis qu'ils déconstruisent le western comme l’ont fait d’autres réalisateurs avant eux, jouant avec les stéréotypes et désacralisant même au passage le réalisme magique de la littérature latino-américaine.
L’idée du film est née, justement, d'une histoire que leur ont racontée des chasseurs de Tuscie et qui faisait écho aux aventures d’immigrés italiens en Argentine à la fin du XIXe siècle, ainsi qu'à des légendes indigènes. Les acteurs du premier chapitre, le chapitre italien, intitulé "La sale affaire de Sant"Orsio", sont des paysans, des ouvriers et des chasseurs, tous habitants d’un petit village appelé Vejano. Le héros, Luciano, est incarné par Gabriele Silli, un artiste romain qui évolue entre la sculpture, l'art de la performance et l’assemblage. L'interprétation du personnage féminin central, Emma, a été confiée à Maria Alexandra Lungu (qu'on a pu apercevoir dans Les Merveilles). Luciano, fils rebelle d'un médecin de Vejano, est qualifié par les autres villageois de "pauvre bougre", de "noble", de "saint" et d'"ivrogne". Le destin l'oppose au prince de ces lieux (Enzo Cucchi) et entre deux rasades de vin à la santé de la république, Luciano s'éprend d'Emma, une jeune femme fière et déterminée qui ne craint pas les aristocrates qui possèdent ces terres. "Je sais qui je suis et ce que je vaux", affirme-t-elle avec orgueil. Quand elle se fait violer et tuer par les sbires du prince, Luciano met en œuvre une vengeance maladroite qui va causer d’autres morts et l'obliger à fuir vers l'Amérique.
La deuxième partie s'intitule prosaïquement "Le trou du cul du monde" – ce qui est la définition parfaite de la Patagonie vue avec les yeux d'un Européen. En Argentine, Luciano recueille par hasard les dernières paroles d’un prêtre avant que ce dernier ne rende l'âme. Il reprend son identité et son secret, celui d'un légendaire trésor caché vers la baie Aguirre, dans l'Ushuaïa. Selon les indications du prêtre, c'est un crabe retenu dans un bassin d’eau qui va lui indiquer le chemin. Luciano se fait accompagner par un petit groupe de marins sans scrupules et le voyage, enfiévré du fait de la promesse de trouver de l’or, se transforme en massacre. Dans un paysage magnifique et lunaire bien rendu par la photographie de Simone D’Arcangelo, les réalisateurs ne lésinent pas sur l'ironie tout en exploitant l'éternel filon de la "chasse à l'homme en terrain hostile", à grands coups de commentaires philosophiques sur l'avidité de l’Homme et l'Amérique "terre de toutes les opportunités". On notera aussi la précision du travail sur la musique du film, conçue en collaboration avec le compositeur Vittorio Giampietro.