Quelle providence ! Il fallait bien un cinéaste de la singularité d’Alain Guiraudie pour jeter un regard libérateur sur l’époque trouble et un rien inquiétante que nous traversons. Une époque où la suspicion généralisée remplace parfois l’idée de « vivre ensemble », où l’actualité saturée de menaces parasite nos relations. Et quelle meilleure forme pour traiter de choses sérieuses que celle de la comédie ? En la matière, il faut reconnaitre qu’Alain Guiraudie a l’art de poser les situations avec juste ce qu’il faut de décalage et d’absurde pour susciter simultanément le rire et le sentiment de toucher précisément aux zones sensibles de notre société. Avec l’histoire de Médéric, un trentenaire clermontois en quête d’amour alors que des attentats plongent la ville dans la stupéfaction, Guiraudie signe (après L’Inconnu du lac et Rester vertical) un retour à la pure comédie où les apparences se renversent à mesure que chacun assume ses désirs les plus enfouis. Comme toujours chez le réalisateur aveyronnais, politique et sexualité ne sont jamais très éloignés. La preuve, une fois de plus, avec l’itinéraire d’un type parfaitement ordinaire tiraillé entre un climat morose et le besoin de s’en évader…
Les corps, chez Alain Guiraudie, sont toujours loin des stéréotypes cinématographiques. C’est même l’enjeu de ses films : construire un autre rapport à nos perceptions. En l’occurrence, le corps de Médéric est moyen en tout point : rien d’athlétique, survêtement moulant avec bandes réfléchissantes, cheveux clairsemés assortis d’un bandeau en lycra, regard maussade… On peine à le croire, mais il vient d’interrompre son jogging pour déclarer en pleine rue sa flamme à Isadora, une prostituée d’une cinquantaine d’années qu’il ne connaît visiblement pas plus que ça. Effet de surprise ou prime au culot, toujours est-il qu’Isadora accepte de voir Médéric « hors tarification ». Mais l’acte est interrompu par une terrible nouvelle : un attentat a été commis à deux pas de là, au centre-ville. La nuit avance, les médias virent à la paranoïa. Médéric rentre chez lui et trouve un sans-abri sur le pas de l’immeuble, un « Arabe » comme il se présente lui-même, qui lui demande à pouvoir passer la nuit dans la cage d’escalier. Et tout moyen qu’il est, Médéric hésite un instant : un peu emmerdé mais saisi d’un élan d’humanité, un peu méfiant mais atteint d’un vague sentiment de culpabilité. Il accepte de lui ouvrir la porte et c’est le début d’une situation qui va gagner tout l’immeuble. S’en suit une discussion impayable entre voisins : pourquoi avoir laissé entrer cet intrus ? Si on commence, saura-t-on s’arrêter ? Et maintenant qu’on en est là, ne devrait-on pas lui fournir une couverture ? Alors que la menace plane sur la ville, chacun surréagit comme si le problème du terrorisme tout entier se trouvait dans le hall de l’immeuble… Médéric n’en oublie pas pour autant son histoire d’amour naissante. Sa courte relation empêchée avec Isadora a suffi à attiser son désir. D’autant que notre soupirant se met en tête de sauver cette femme qui lui semble prisonnière d’un mari tyrannique. Il va lui falloir enquêter et traiter en parallèle le cas du sans-abri qui, entre temps et par des détours savoureux qu’on vous laisse découvrir, s’est retrouvé à squatter son canapé…
De situations ordinaires en étrangetés répétées, le film de Guiraudie brouille habilement l’intime et le politique pour confronter tous les personnages à leurs aspirations les plus profondes. La mise en scène assume pleinement le registre comique, voire boulevardier, avec une maîtrise qu’on aurait tort de sous-estimer. Comme si Guiraudie endossait sereinement l’exercice, confiant que son style franc-tireur percera inévitablement les codes du genre. Pari réussi tant le film affiche une fantaisie jubilatoire et un regard frondeur qu’on ne rencontre que chez les grands cinéastes humanistes (on pense notamment à l’humour d’un Kaurismaki). Viens je t’emmène : comme un appel de Guiraudie à lâcher les rênes de nos désirs tétanisés. On le suit !