Vilenie néolibérale
C'est une œuvre tendue, sur la brèche, qui tient en haleine de A à Z. Un thriller dans un univers ubuesque dont l'ennemi n'aurait pas de visage, dont l'ennemi serait la finance.
Jérôme est un beau gosse ni hautain, ni prétentieux, plutôt du genre bosseur tenace qui s'attelle modestement à toutes les tâches qu'on lui confie, toujours prêt à rendre service tant qu'il se sent respecté. Quand ce fils de coiffeuse et de chaudronnier arrive au siège de la Société Générale, c'est déjà une belle réussite pour ce Breton de condition modeste. Le voilà rentré, même si c'est par une toute petite porte, dans l'antre de la prestigieuse banque, sa mythique salle des marchés (considérée, à l’époque, comme la meilleure au monde sur les produits financiers dérivés). Poli et intimidé, il n'a d'yeux que pour les traders. Ils sont à la finance ce que les stars sont au monde du spectacle, des êtres enviés qui gravitent dans un cercle stratosphérique, inaccessible au commun des employés de banque. Qu'on les déteste ou qu'on les adule, ils trônent dans un écrin doré tels de petits pachas.
Ils ont beau avoir des jeux de gros bêtas, des manières lourdaudes de gars vivant en bandes autarciques, Jérôme, tel une véritable groupie, frétille dès qu'il les aperçoit, boit leurs moindres paroles quand il a l'occasion de les approcher. C'est un microcosme bien masculin, couillu, décomplexé par l'ivresse de ce qu'il croit être le pouvoir, où les femmes n'ont jamais le premier rôle, ni même celui de remettre un peu de bon sens dans les rouages. Ici tout se vit dans la tension, l'urgence, l'accélération, on mise des millions comme des gosses parieraient des bonbons sur une partie de billes. On rigole, on exagère, on bizute, on chahute, tels d'éternels adolescents attardés pour décompresser… Un milieu tel qu'on ne le décrit pas dans les articles qui ont couvert la fascinante affaire Kerviel.
On est du côté humain, complexe de la barrière, celui où il est difficile et passionnant de saisir les tenants, les aboutissants, les motivations profondes et inavouées de chaque protagoniste. Une plongée vertigineuse où les mots nous échappent parfois, mais où l'on pressent rapidement que, malgré leur jargon spécialisé, ceux qui ont l'illusion de tout maîtriser ne sont guère plus que des funambules qui avancent les yeux bandés, sur un fil ténu. Chaque opération est un pari où la raison vaut parfois moins qu'une simple intuition. Peut-être derrière chaque trader se cache-t-il un homme qu'on ne voit plus, sevré de la vraie vie, élevé hors sol tel un légume dénaturé. On les trouverait drôles et ridicules s'ils ne tiraient les ficelles de marchés immenses, si l'on parvenait à oublier, tout comme eux, que derrière chaque chiffre se cachent des emplois, des êtres qui en ont besoin pour survivre.
Tragi-comédie amorale qui glace les sangs, presque un conte philosophique contemporain sur la capacité d'un système à nous faire accepter des œillères, où chacun se raconte des histoires pour fuir ses responsabilités, jusqu'à l'implosion. C'est une manière excitante de revisiter cette plongée aux enfers qui n'est certes pas terminée pour Jérôme Kerviel alors que, renvois après renvois, les grands coupables parviennent toujours à tirer leurs épingles d'un jeu où seuls sont sacrifiés les pions qui se pensaient puissants.