Festival de Cannes 2021 - compétition
Mariage de déraison
C’est au Festival de Cannes que la réalisatrice hongroise Ildikó Enyedi doit sa célébrité, Mon XXe siècle y ayant reçu la Caméra d’or en 1999, alors même qu’elle avait déjà signé un premier long métrage, intitulé Vakond. Elle a réalisé par la suite quatre autres films plus confidentiels et apporté sa contribution aux œuvres collectives 2000 vu par… Une collection internationale (1988) et From Europe into Europe (2004). Son retour au cinéma s’est effectué avec Corps et âme, qui a obtenu quatre prix lors de la Berlinale 2017, dont l’Ours d’or, ainsi qu’une nomination à l’Oscar du meilleur film en langue étrangère. L’histoire de ma femme est l’adaptation d’un roman de l’écrivain hongrois Milán Füst, publié en 1942, puis traduit en 1958 chez Gallimard. Le film a pour interprètes principaux les acteurs français Léa Seydoux et Louis Garrel – qui ont déjà joué ensemble dans La belle personne (2008) de Christophe Honoré et Saint Laurent (2014) de Bertrand Bonello – et Romane Bohringer ; le Néerlandais Gijs Naber ; la Suissesse Luna Wedler, désignée meilleure actrice de son pays en 2018 pour Blue my Mind de Lisa Brühlmann ; l’Autrichien Josef Hader, Léopard de bronze à Locarno en 2000 pour Le braquage de Florian Flicker ; et les comédiens italiens Sergio Rubini et Jasmine Trinca, déjà réunis dans Leçons d’amour à l’italienne (2005) de Giovanni Veronese. Cette coproduction hungaro-franco-italo-allemande tournée au printemps 2019 est éclairée par le chef opérateur attitré de Kornél Mundruczó, Marcell Rév, et vendue par Film Boutique.
Cinéaste rare et précieuse (qui nous avait déjà séduit en 2017 avec Corps et âme, récompensé au Festival de Berlin), Ildikó Enyedi adapte un roman phare de la littérature hongroise publié en 1942, signé de son compatriote Milán Füst. L’histoire de Jakob Störr, capitaine néerlandais à l’imposante stature, véritable maître des mers, dont le cœur chavire à mesure que s’installe en lui un sentiment amoureux qui le dépasse pour une française mondaine aux charmes énigmatiques. Dans l’Europe de l’entre-deux-guerres, il est un homme vertueux et distingué, elle est une femme insaisissable et séductrice. Ni la distance ni la jalousie, pas même la tromperie ni l’ennui : rien ne semble pouvoir renverser leur relation obsédante, dont Störr s’essouffle à vouloir percer le mystère. Dans un ample mouvement romanesque, résolument placé du point de vue masculin, le film explore avec minutie les affres d’un homme confronté au caractère insondable du continent amoureux.
Tout commence par un jeu. Malgré ses prouesses sur les mers, Jakob Störr ne s’estime pas encore comblé. Un jour, dans un café, un vieil ami lui suggère de tomber amoureux. Sur un coup de tête, Störr en fait alors le pari : épouser la première femme qui passera la porte de l’établissement. Le hasard est heureux, il s’agit d’une élégante jeune femme, suffisamment joueuse pour être amusée par l’effort de séduction de ce roc attendri. Le couple vit des premiers moments heureux dans le Paris des années folles. Puis les départs en mer successifs de Jakob contribuent à les éloigner. Il commence d’abord à douter de la fidélité de sa femme, décide de renoncer à la mer pour s’adonner à une véritable vie de couple dans la froide ville de Hambourg, sans pour autant réussir à se débarrasser de sa jalousie. Mais Jakob prend peu à peu conscience que ce qu’il traque n’est pas un rival. Au fond, le bonheur émancipé de sa femme le fascine autant qu’il lui échappe.
Se mettent alors en place les composantes d’une relation de plus en plus vénéneuse : plus elle est insaisissable, plus il la désire. Le récit épouse habilement les variations de leur relation, alternant périodes tempétueuses et retours au calme. Rien ne semble affaiblir la passion troublée de Jakob Störr pour sa femme, jusque dans l’indifférence ou la résistance qu’elle lui porte. Comment assumer le constat d’un amour sans retour ? C’est fort de sa lucidité que le capitaine travaillera sans relâche à sublimer une situation dans laquelle il s’est lui-même empêtré.
Sous une forme classique parfaitement assumée autant que maîtrisée, L’Histoire de ma femme fait l’étude d’une relation de couple d’une étonnante modernité. A ce titre, Léa Seydoux se révèle une fois de plus captivante en femme libre dans son époque, poussant son amant – figure du héros sûr de sa puissance – à trouver en lui les ressorts de son épanouissement amoureux. La reconstitution en grand format d’Ildikó Enyedi offre des images magistrales d’une Europe faussement prospère et déjà décadente. A la faveur d’une durée imposante, les personnages gagnent patiemment une épaisseur remarquable et déjouent sans arrêt le prévisible. Le sentiment amoureux est pareil à une mer où circulent des courants profonds. Bien imprudent celui ou celle qui s’en croit préservé.