« Chacun devrait connaître sa place. Si on l’outrepasse, il faut prendre ses responsabilités. Rien n’est gratuit. » Se libérer des normes sociales, vivre en phalanstère hors la loi, danser sur les toits, tout cela distille des parfums enivrants, mais un asservissement peut facilement en cacher un autre, car les sentiments et l’argent, le pouvoir et l’anarchie, font rarement bon ménage… Tel est le sujet abordé de manière intrépide et protéiforme par le cinéaste grec Christos Massalas avec son premier long métrage, Broadway.
Rythmé par la voix off de sa protagoniste Nelly, qui raconte en flashback ses mésaventures (« je me retrouvais sans cesse dans des situations foireuses… mais revenons au commencement »), le film démarre dans le parloir d’une prison sur un échange verbal sexuellement très chaud. De l’autre côté de la vitre se tient Markos, un voyou rencontré par la jeune femme plusieurs mois auparavant dans un night-club minable où elle s’escrimait en pole danseuse et tentait d’échapper à son passé et aux sbires envoyées par sa mère (un « monstre » ayant épousé un riche « pitbull ») afin de la ramener à la maison. Sauveur d’un soir et immédiatement son amant, Markos introduit Nelly au cœur du petit monde de Broadway, une sorte de squat niché dans un complexe de spectacle abandonné, avec salle de théâtre à l’intérieur et grand écran de cinéma en plein air sur le toit. Y vivent aussi le gentil couple gay Rudolph et Mohammad, le trouble « le Serrurier » et Jonas, un homme au visage amoché qui se cache et que l’on va déguiser en femme (renommée Barbara) pour le soustraire aux recherches d’un très puissant malfrat athénien surnommé Le Marabout. Le tout sans oublier un petit singe en cage, gentil mais qui a la rage ! Bref, c’est une communauté plutôt baroque dans laquelle Nelly s’immerge, un petit groupe qui survit en bande organisée de pickpockets (les uns font les poches des bourgeois, Athéniens ou touristes, pendant que les autres exécutent des danses de diversion) en marge de la société. Mais l’équilibre précaire de cette confrérie de voleurs (« comme des magiciens, ils travaillent avec la distraction ; ça marche car les humains sont des animaux à courte vue : ils ne se concentrent que sur une seule chose ») et l’utopie d’une existence de liberté fantasmée vont très vite voler dangereusement en éclats…
Jouant avec les codes du thriller, de la comédie musicale, du réalisme social (dans une Athènes de crise économique) et de l’œuvre en miroir symbolique de la société du spectacle dans un capitalisme gangrené, Broadway avance toutes voiles dehors entre conte ludique et énergique (sur une musique composée par Gabriel Yared) et film noir décalé. Un mélange hybride qui évolue en funambule audacieux, parfois à la limite du déséquilibre, car Christos Massalas a voulu mettre beaucoup de choses dans ce premier film. Mais ne faisons pas la fine bouche : doté d’une solide maitrise visuelle, le réalisateur démontre un potentiel foisonnant qui ne demande qu’à s’épanouir.