Quinzaine des réalisateurs 2021
La course de trop
Originaire de Montevideo, Manuel Nieto Zas, qui signe ici son troisième long métrage, fait partie de la nouvelle génération du cinéma uruguayen. "Après avoir terminé mon précédent film, El lugar del hijo (Le militant, 2013), je voulais continuer à travailler sur le monde rural pour approfondir ce thème. D’autre part, les circonstances de ma vie personnelle m’ont amené à rencontrer des personnes très proches du personnage du patron. Par ailleurs, j’avais en tête des préoccupations liées à mes trois enfants, qui se sont manifestées au travers des personnages", raconte Manuel Nieto Zas. Il a écrit son film en une dizaine de mois, louant un bureau pour l’occasion : "Je ne pouvais pas travailler à la maison à cause des enfants". Six années entières se sont écoulées depuis l’écriture, la seule recherche de financement s’étalant sur trois ans. Le cinéaste a produit lui-même via sa société Roken Film, en coproduction avec des partenaires argentins, brésiliens et français. Le tournage s’est déroulé en Uruguay, majoritairement à Rivera et Cerro Largo, tout près de la frontière brésilienne. "Cette localisation des décors fait partie de l’intrigue. La séquence finale de la course de chevaux a été tournée pendant une vraie course. Nous avons officiellement enregistré nos cavaliers et les avons intégrés dans le parcours. Mais il a fallu prendre de nombreux risques, climatiques, logistiques et techniques. Nous avons aussi tourné dans le centre du pays en pleine récolte du soja. Cela a été un grand défi de tourner dans des conditions réelles et de faire en sorte que tous ces engins agricoles en action puissent s’intégrer aux besoins du film."
Le titre du film ne prépare pas à ce film organique qui a l’ampleur d’un western, qui sent la terre, le foin fauché, la sueur, les effluves animales mêlées au délicat parfum du luxe, l’odeur du bon et du mauvais alcool.
La première scène est magistrale, troublante… Elle condense l’essence même de l’intrigue, installe en quelques secondes une tension terrible à partir d’un quotidien anodin. La beauté du ciel et des paysages ne suffira plus à faire oublier le côté sombre, à peine effleuré, de l’intrigue et des personnages. On a du mal à se convaincre que c’est un tout jeune enfant qui se trouve dans le baluchon que des mains burinées de femme fébrilement balancent, avec une attention doucereuse, une bienveillance capable de basculer en malveillance en quelques instants. La tentation est là, à portée de ces mains serviles, soudain en position de toute puissance, et qui pourraient bien vouloir prendre leur revanche, capables de guérir comme de broyer un petit être innocent. Mais est-on réellement innocent en naissant ? On nait riche ou pauvre sans l’avoir choisi… Pourquoi naitrait-on innocent de l’héritage de ses aïeux ? Nous n’échapperons plus à l’œil de cette caméra qui cadre avant tout les intentions plutôt que les personnages, les laissant s’il le faut hors du cadre, quand leurs gestes en disent plus que leurs expressions ou leurs mots.
On comprendra donc bien vite que les enfants, bien que personnages secondaires de l’histoire, n’en sont pas moins centraux. Il y a celui du jeune patron et fils de patron (interprété par l’excellent Nahuel Pérez Biscayart, révélé dans 120 battements par minute et qui ne cesse de nous époustoufler). Il y a celui de Carlos (Christian Borges, impressionnant de force rentrée), son futur employé et fils d’employé. Ainsi à tout jamais semblent se perpétuer les lignées dans ce milieu agricole paternaliste où chaque classe sociale veille sur l’autre, donnant quasiment l’impression de pouvoir s’imbriquer l’une dans l’autre, alors qu’une ligne de démarcation invisible autant qu’implacable les sépare à tout jamais. Seul peut-être l’amour des chevaux pourrait les rassembler, mais là encore, ce ne sont pas tout à fait les mêmes chevaux avec les mêmes pedigrees…
Au tout début de l’histoire, nos deux hommes, le patron et l’employé, ne se connaissent pas. On connaît juste les affres du premier qui s’inquiète pour la santé de son nourrisson, pour ses terres, pour ses récoltes. Ce sont ces dernières qui vont le pousser à rechercher une nouvelle main d’œuvre. Suite à plusieurs abandons de poste sur son exploitation agricole (au prétexte d’un travail trop dur, trop mal payé ?), le voilà dans l’urgence de recruter un nouveau conducteur de tracteur. Que Carlos, âgé de seulement 18 ans, n’aie pas de permis, pas d’expérience, soit un jeune père qui va être obligé de s’éloigner de sa famille pour aller bosser ? Qui s’y intéresse ? Docilement Carlos obtempère avec une seule doléance : pouvoir disputer la course de chevaux pour laquelle il s’est entraîné, désir adolescent dans un corps d’homme bien bâti. C’est ainsi qu’il part, la main de son patron sur l’épaule, geste d’amitié ou d’appartenance. Relations ambiguës entre deux classes quotidiennement liées mais au sort opposé. L’une ayant les moyens de se sortir des mauvaises passes, l’autre ne pouvant que se contenter d’un « ce sont des choses qui arrivent » sans jamais se rebeller, espérant qu’une bonne étoile accepte de s’en mêler. Mais c’est un événement douloureux, un malheureux accident, qui va devenir le nœud de la trame à partir duquel tout va se densifier.