Dans le paysage du cinéma français, Jean-Charles Hue est totalement à part, et on serait bien en mal de le comparer à quiconque. On l’a découvert avec un film choc et irréductiblement singulier, La BM du Seigneur (disponible en Vidéo en Poche), immersion dans une famille yéniche, ces voyageurs souvent sédentarisés dans le Nord de la France. La particularité du film (et du cinéma de Hue en général) : construire un récit de fiction en collaboration avec des protagonistes bien réels qui racontaient, à travers embrouilles de familles à la vie à la mort et petits casses ratés, le destin fracassé du peuple gitan en marge de nos sociétés formatées. Le résultat était saisissant d’authenticité et d’énergie, et fit l’objet d’un deuxième volet avec Mange tes morts. En voyant ces deux films, on pensait surtout à Pasolini, qui savait si bien impliquer le petit peuple des faubourgs de Rome, avec toute sa solidarité mais aussi sa violence, dans les sublimes Accatone ou Mamma Roma. Alors quand on a su que Jean Charles Hue avait tourné un film outre Atlantique, on a eu une petite appréhension. Mais nous ne savions pas encore qu’il connaissait comme sa poche Tijuana, cette ville frontière mexicaine célèbre pour être située à l’extrémité du mur de séparation construit pour juguler l’immigration illégale aux États-Unis…
Tijuana est devenue souvent la fin du voyage pour des Mexicains expulsés, mais aussi pour des vétérans ou des toxicomanes américains venus chercher un paradis artificiel à peu de frais. Le personnage principal, Nick, est de ceux-là. Ancien soldat blessé en Irak, il vit désormais au cœur de la Zona Norte, quartier frontalier et interlope, où il pratique de petits trafics minables pour les dealers locaux qui lui fournissent de quoi remplir sa pipe à crack. Et puis son destin fracassé va croiser celui d’Ana, une jeune Mexicaine qui cherche désespérément son frère vétéran disparu dans ce cloaque. Une disparition que le caïd local – au visage tatoué d’autant de larmes qu’il a tué d’humains – ne veut pour rien au monde voire élucidée.
Disons-le tout net, la trame de ce polar poisseux, où l’on sent presque physiquement les odeurs pestilentielles du canal/égout qui longe la frontière, a tout du scénario de western classique : le héros déchu et tombé au plus bas qui rencontre une belle qui va le pousser à chercher en lui son héroïsme et sa dignité depuis longtemps enfouis. Soit. Mais voilà, il y a un acteur sublime et un réalisateur génial qui transcendent tout ça. L’acteur, c’est Paul Anderson, peu connu des cinéphiles mais que les amateurs de la formidable série Peaky Blinders adulent. Dans cette série qui se déroule dans les quartiers populaires du Birmingham des années folles, il incarne Arthur, le cinglé ultra violent d’une fratrie de gangsters gitans, les Shelby, et crève l’écran, à la fois touchant et terrifiant. Dans Tijuana Bible, son physique de mante religieuse habite le film et son personnage hantera l’histoire du cinéma comme dans un autre genre Harvey Keitel dans Bad Lieutenant ou Robert de Niro dans Raging Bull. Des performances autant corporelles que d’interprétation. Et puis il y a la démarche Hue. Ce qui frappe dans le film, c’est son authenticité et elle n’est pas due au hasard. En dehors des trois personnages principaux (le héros brisé, la belle et le très méchant), tous les nombreux personnages secondaires sont des non professionnels qui jouent peu ou prou leur propre rôle : migrants expulsés, anciens vétérans qui ont reconstitué en marge de la ville des communautés fraternelles de fortunes, toxicomanes perdus… Une cour des miracles à la fois touchante et terrifiante qui sonne génialement vrai. À tel point que plusieurs des protagonistes du film, quelques mois après le tournage, ne survécurent pas à une ultime guerre entre narco-trafiquants. Tijuana Bible, à sa manière, leur rend magnifiquement hommage et dignité.