QUINZAINE DES RÉALISATEURS 2017
À la découverte de l’autre
En 2014, Jonas Carpignano présentait son court métrage A ciambra dans le cadre de la Semaine de la critique où il recevait le prix découverte Sony CinéAlta. Tourné dans l’urgence, privilégiant la spontanéité, il racontait une nuit dans la vie de Pio, jeune Room vivant en Calabre. Ce long métrage du même titre, 2e opus du jeune cinéaste de 32 ans, reprend ce personnage. Pio a 11 ans et pour lui, qui a grandi trop vite, l’heure des choix va commencer car sa famille envisage de quitter la région en raison du racket opéré par Ndrangheta, la mafia calabraise. Il va faire alors la connaissance d’Ayiva, un réfugié burkinabé. On retrouve dans A ciambra une approche sensible des communautés précaires vivant dans le sud de l’Italie, sujet qui était déjà le cœur de Mediterranea, précédant film de Jonas Carpignano. Le scénario a été développé avec le soutien de la résidence de la Cinéfondation, du Torino Film Lab et du programme Next Step de la Semaine de la critique. Fruit d’une coproduction entre l’Italie, le Brésil, la Suède, les États-Unis et la France, via Haut et Court, il a été tourné sur les lieux mêmes de l’action, en faisant appel à des acteurs non-professionnels, des Rooms sédentaires de Gioia Tauro, grande ville portuaire de Calabre. "Le personnage m’a servi de point d’entrée dans cette communauté à laquelle je me suis attaché, raconte le réalisateur. C’est aussi par son biais que j’ai pu montrer le côté obscur de cette région: travailleuses du sexe, immigrants africains illégaux et omniprésence de la Ndrangheta."
Le quartier de la Ciambra, c’est un véritable chaudron, un tourbillon de vie, la vraie, celle qui bouscule. Dans ce faubourg rom de Gioia Tauro, en Calabre, même les petits bouts de chou fument, boivent, font leur loi, imitant celle des adultes pour le meilleur et pour le pire. Si école il y a, on comprend que les profs soient désorientés par ces mioches indomptables, plus habitués à se maraver qu’à étudier. Donnant le ton d'un quartier qui n'a pas froid aux yeux, leurs réparties fusent, ils fanfaronnent pour galvaniser les troupes, leur rappeler qu’il n’y a pas place pour les faibles, les sentimentaux. Ces gosses irréductibles se comportent déjà comme de petits hommes et de grandes dames auxquels on n’en remontre pas. Pour sûr, les filles aux longues boucles ne sont pas en reste ! Mais, malgré leur verbe haut, il est clair que leur position ne sera jamais la même que celle des garçons. Sous l’apparente liberté se cache une société très codifiée, qui briderait aisément les aspirations de chacun, si seulement elles existaient. Mais comment être inventifs dans ce no man’s land que même les éboueurs semblent avoir abandonné ? Seuls les flics se rappellent que ce quartier existe, débarquant à tout moment, sous tout prétexte, mais, il faut l'avouer, rarement à tort même s’ils loupent souvent leur cible. Ce sont alors deux mondes qui s’entrechoquent quelques instants, créant toujours plus d’étincelles dans l’ambiance très électrique de cette petite mafia gitane où la survie du groupe exige de chacun qu’il reste aux aguets, réactif. Nul droit à l’erreur, au doute, à la rêverie. Mais qui penserait à rêver ? L’horizon est si bouché pour ceux-là qu’ils ont depuis longtemps oublié de le regarder. Le seul indice que la petite ville est bordée par une mer grande et belle semble être la présence de nombreux migrants africains, « moricauds » venus jouer sur les plates bandes de ces « gens du voyage » désormais sédentarisés, qui ne les apprécient guère.
À quatorze ans, Pio connaît parfaitement tout ça, il n'a rien connu d'autre. Comme tous les mâles de la famille Amato, il est passé maître dans l’art de rouler les mécaniques. L’adolescence, c’est l’âge con où il se sent tiraillé entre l’obligation d’être sage et celle d’être à la hauteur de ses aînés. Leurs allers-retours en prison font tellement partie du paysage qu'elle ne lui fait plus peur. Elle n’est qu’une case parmi d’autres dans le parcours initiatique pour devenir un homme. Sa mère, pourtant forte en gueule, a beau essayer de protéger Pio encore un peu, à sa manière, elle voit bien qu’il devient impossible d’empêcher l’oisillon de quitter le nid. Quand son grand frère se fait une fois de plus arrêter, Pio va se sentir pousser des ailes, assoiffé d’apprendre, de faire comme les adultes : voler des tires, truander, faire chanter les gadjos qui passent à sa portée… Ses pairs lui refusant leur aide, c’est vers Ayiva, un Burkinabé, que Pio va se tourner. Entre eux se tisse un lien qui pourrait bien ressembler à une amitié fraternelle, ce que la communauté ne verra pas d’un bon œil…
Tout cela est raconté dans l’urgence, celle de la survie. Il y a là une énergie vitale impressionnante, galvanisante, portée par des acteurs intenses, incroyables, qui ne sont autres que de vrais Roms de Gioia del Tauro : Pio, ses parents et ses proches. Le récit est ponctué par de véritables envolées poétiques qui apportent une brise de fraîcheur dans cette atmosphère tendue, étouffante jusqu’à la claustrophobie (celle du jeune anti-héros). A Ciambra est le second volet d’une trilogie sur ce coin d’Italie. Le premier était le très remarqué Mediterranea dans lequel Koudous Seihon (Ayiva, le Burkinabé) tenait le rôle principal. On attend impatiemment le troisième…