SEMAINE DE LA CRITIQUE 2017
Réenchanter le monde
Diplômée en scénario de La Fémis, Léa Mysius a plusieurs courts à son actif, notamment Les Oiseaux-tonnerre et L'Île jaune, coécrit et coréalisé avec Paul Guilhaume, présélectionné aux derniers César. Elle est aussi coscénariste des Fantômes d’Ismaël d’Arnaud Desplechin en ouverture du Festival. Le scénario de ce premier long de fiction, prix Sopadin junior 2014, est centré sur Ava, en vacances en bord de mer, qui apprend qu’elle va perdre la vue plus vite que prévu. Ce "portrait d’une génération confrontée à la peur d’un avenir sombre", selon Charles Tesson, a été tourné en août et septembre 2016. Léa Mysius a retrouvé Paul Guilhaume à la photographie. Ils ont opté pour la pellicule. "Ce qui m’intéressait dans le 35 mm, c’était la matière et la couleur, souligne la cinéaste. Ava porte sur le corps et les éléments: le vent, le sable, l’eau… C’est un film d’été plein de couleurs et de soleil. Je voulais une image sublimée. Même si on fait de belles choses en numérique, je trouve que c’est plus difficile d’y faire émerger autant de force et de poésie qu’en pellicule." Interprété par Noée Abita, le long a été produit par F comme Film et Trois Brigands Production, en coproduction avec Arte France Cinéma. Préacheté par Canal+ et soutenu par la Nouvelle-Aquitaine, le département des Landes, les Sofica Cofinova et Cinémage, il est distribué et vendu par Bac Films.
Dès la première séquence, on sait que ce premier film étonnant va nous plonger dans un univers à la fois sensuel et trouble. Nous sommes quelque part au bord de l'océan (à la pointe du Médoc, saura-t-on plus tard, non loin de Bordeaux) et un long plan séquence assez ébouriffant nous fait découvrir une petite plage puis une jetée où s'entassent de manière anarchique des familles de baigneurs. Au chaos des enfants qui se chahutent et des parents qui crient pour les appeler, répond celui des couleurs vives saturées de la lumière estivale, celles des maillots bon marché, des parasols de plage et des serviettes bigarrées, bien loin de l'ordre bourgeois des plages plus chics d'Arcachon, à quelques dizaines de kilomètres. Mais la caméra s'attache à un étrange chien noir (Palme Dog à Cannes) qui contraste avec les couleurs de l'été et qui longe la grève avant de s'arrêter devant une adolescente endormie : il en profite pour lui dévorer ses frites. L'ado, c'est Ava, treize ans, mauvaise tête et un peu renfermée, comme bien des gamines de son âge, qui est là en vacances, dans une ambiance parfois électrique, avec sa mère, aussi extravertie et fofolle qu'Ava est réservée.
Cette première scène n'est pas anodine puisque le chien noir mais aussi le contraste entre la lumière et l'obscurité seront les fils directeurs du récit. Car Ava ne le sait pas encore dans les premières minutes du film, mais cet été est au sens propre le dernier été qu'elle verra de ses yeux puisqu'elle est atteinte d'une rétinite pigmentaire, une maladie dégénérative qui va peu à peu lui ôter toute vision nocturne avant de réduire considérablement la vision diurne à un petit cercle. Face à l'inéluctable, la mère l'a décidé, ce sera leur plus bel été. Mais mère et fille n'en ont pas forcément la même vision, d'autant que la mère, très affairée à sa relation enflammée avec un nouvel amant plus jeune, oublie assez vite de s'occuper d'Ava. Celle-ci va donc prendre le large et faire d'elle-même l'apprentissage de la vie tant qu'elle a encore pleinement ses facultés : ça passera notamment par la rencontre avec Juan, un jeune gitan, propriétaire du fameux chien noir et en délicatesse avec la maréchaussée.
Ce qui est formidable, c'est que le film, dans son énergie et sa manière de montrer la rage de vivre d'Ava, parvient à nous faire oublier le tragique du destin de l'adolescente, ce qui évacue tout l'aspect plombant et impose au contraire un ton pêchu voire joyeux, avec quelques moments franchement cocasses. Durant cet été pas comme les autres, Ava, tout en parcourant le long chemin vers l'acceptation de sa maladie et de ses conséquences, va découvrir l'amour, la sexualité (que le film aborde d'ailleurs frontalement, sans complaisance mais sans fausse pudeur), mais aussi développer ses autres sens pour anticiper ce que sera sa nouvelle vie. Tout ça un peu en marge des conventions et des vies balisées, aux côtés de Juan et de ses amis gitans (très jolie scène de mariage traditionnel que n'aurait pas reniée Kusturica).
Le film, solaire, est porté par le jeu remarquable de ses trois comédiens : la révélation Noée Abita, à la fois mutine et rageuse, au regard charbon comme la nuit qui l'entoure peu à peu ; la toujours épatante Laure Calamy, formidable en mère sensuelle et un chouia irresponsable, ce qui ne l'empêche pas d'être infiniment aimante ; et le jeune Juan Cano, gitan andalou qui joue à merveille ce garçon mystérieux et sauvage, complice actif de l'éveil d'Ava. Léa Mysius, remarquée et primée dans plusieurs festivals pour trois courts métrages qui sortaient vraiment du lot, tout récemment co-scénariste des Fantômes d'Ismaël d'Arnaud Desplechin, s'impose avec ce premier long-métrage comme une réalisatrice plus que prometteuse.