Pour Michelangelo Frammartino, c’est, onze ans après, un retour sur les lieux du tournage de son précédent film, le merveilleux Le Quatro volte. Et sa façon de faire est la même, qui nous désarçonne d’emblée. Est-on dans une fiction, dans un documentaire ? Quelle est la part de réel, la part inventée ? Tout devient jeu de piste et d’observation. Dès les premiers instants on n’a d’autre choix que de se laisser porter, comme à dos d’âne, par la beauté des paysages, les sensations, notre imagination. Tiens ? Quel est ce cri qui surplombe ceux de la nature ? Celui d’un homme à la voix tantôt gutturale, tantôt haut perchée, un cri tout aussi primal que celui d’un animal. Avec cet être intrigant, la conscience du lieu nous pénètre, les montagnes regardent et pensent, les arbres communiquent et nous observent tout autant qu’on les observe. « En Calabre, la nature ne connait pas de hiérarchie. Tout être possède une âme. Pour s’en convaincre, il suffit de croiser le regard d’une bête, d’entendre le son de la charbonnière, qui est comme une voix, ou bien d’observer le flottement du sapin battu par le vent, qui appelle tout le monde à se grouper. »
Sait-on seulement à quelle époque se situe l’action ? Ici le temps humain semble avoir si peu de prise. Présent, passé s’entremêlent de manière inextricable. Ni les cloches des vaches, ni leurs mugissements n’apportent de réponses. Il faudra que se glisse une image d’archive, bref indice en décalage, pour comprendre que nous sommes dans les années 60. En 1961, très exactement. Alors que la civilisation moderne rêve de gratte-ciel, de conquêtes au-delà de la terre, de voyages dans les étoiles, une poignée de spéléologues viennent se perdre au fin fond d’un trou perdu… Sous la sonorité chantante du titre Il Buco, se cacherait donc un vulgaire trou ? Oui ! Mais pas n’importe lequel : l’un des plus profonds, sinon « le » plus profond jamais découvert sur notre planète. Dans ce petit coin de Calabre, deux mondes parallèles vont l’espace d’un moment se côtoyer. Celui des bergers, des autochtones qui connaissent les moindres rides, les escarpements, pores, rochers ou grains de beauté du plateau de Pollino, et celui des explorateurs, venus triompher, sans souci de gloire, loin de la lumière des projecteurs, d’une faille jusque-là inviolée : l’Abysse de Bifurto. Les deux mondes vivent à la même époque, mais n’ont pas les mêmes mœurs, les mêmes conditions d’existence. L’homme de la ville est plus grassouillet et volubile. L’homme des champs est plus sec et taiseux. L’Italie connait un boom économique sans précédent, mais le petit village de Caulonia ne se sent guère concerné : ici on se rassemble le soir dans la rue autour de l’unique télé. Les joies sont simples, les mots rares. Les mômes se livrent à des jeux ancestraux mais non moins rigolos et plus conviviaux que ceux de l’enfant citadin unique, condamné au triste jouet en plastique.
C’est une véritable prouesse technique et poétique à laquelle vous allez assister, qui nous fait pénétrer dans un gouffre qui semble sans fond. Frammartino nous immerge dans un climat sensoriel, nous extirpe de notre quotidien à la poursuite de l’insondable humanité, d’un grand tout où vie et mort ne font qu’une, dans les entrailles de la terre.