Cannes 2022 : semaine de la critique
Une ode à l’amour
“Je suis issu d’une nation de poètes et de conteurs. En Somalie, j’ai grandi en écoutant toutes sortes de poèmes et d’histoires, principalement des contes de fées. J’ai donc été très tôt passionné par les contes, c’est pourquoi je me considère davantage comme un conteur que comme un cinéaste.” En quelques mots, Khadar Ayderus Ahmed résume son parcours fait de visionnages et de lectures – “j’ai regardé beaucoup de films. J’ai lu différents livres sur l’écriture de scénarios” – puis de passage à la pratique – “j’ai pris une mini-caméra et j’ai commencé à filmer les membres de ma famille et mes amis. J’ai tourné et monté des vidéos, ce qui m’a permis de mieux comprendre le processus de réalisation d’un film.” L’écriture du scénario de son film a été un long parcours, débuté en 2011. “Cette histoire a été inspirée par une mort soudaine survenue dans la famille, il y a dix ans, à Helsinki. J’ai trouvé le processus d’organisation des funérailles islamiques long, émouvant et épuisant. Le jour de la commémoration, mon frère m’a demandé si je savais combien il était facile d’enterrer quelqu’un en Somalie, ce à quoi j’ai répondu non. Il m’a ensuite dit qu’il y avait toujours un groupe de fossoyeurs devant l’hôpital, prêts à enterrer le corps en quelques heures. C’est à ce moment-là, toujours au cimetière, que le personnage du fossoyeur m’est apparu.” Son séjour à la résidence de la Cinéfondation en 2015 a été déterminant. “Cela m’a permis de découvrir ma voie en tant que cinéaste. C’est une expérience qui a changé ma vie et que je chérirai à jamais.” Le film a été tourné à Djibouti “qui faisait partie de la Somalie avant la colonisation, et dont la majorité de la population est donc somalienne. Djibouti est également stable sur le plan politique, ce qui est l’une des principales raisons pour lesquelles j’y ai situé l’histoire, ainsi que tous les décors. Pour moi, il était tout à fait naturel d’y tourner mon film.”
Somalie, Soudan, Djibouti, Éthiopie, autant de pays que l’on désigne sous le mot générique et poétique de Corne de l’Afrique et qui au cinéma se retrouvent souvent au cœur de scénarios dramatiques, frappés du sceau de la misère et de toutes les malédictions imaginables… Mais avec La Femme du fossoyeur, point du tout ! Le jeune réalisateur Khadar Ayderus Ahmed nous offre tout au contraire une splendide histoire d’amour, limpide et lumineuse.
Le film commence par une scène d’un certain humour noir où l’on découvre Guled et ses collègues fossoyeurs qui guettent plein d’espoir, à la sortie d’un hôpital, d’éventuels clients prêt à être mis en terre… Puis on retrouve Guled dans son foyer, avec sa femme Nasra et leur fils Mahad, dans la banlieue de Djibouti (la ville), où ils mènent une existence pauvre et heureuse… jusqu’à ce que Nasra soit frappée d’une maladie bénigne mais qui nécessite impérativement une opération trop coûteuse pour les finances du couple. Cette situation pousse Guled à entreprendre un voyage pour tenter de se réconcilier avec sa famille laissée au village, sa famille qui pourrait sans doute l’aider mais avec laquelle il s’est brouillé suite à son mariage d’amour avec Nasra.
Khadar Ayderus Ahmed, jeune réalisateur somalien réfugié en Finlande depuis l’âge de 16 ans, a voulu non seulement rendre hommage à son pays natal, le sortir des stéréotypes misérabilistes et stigmatisants – en particulier sur le patriarcat et l’obscurantisme accolés à ces régions – mais aussi au cinéma africain qu’il a tant de mal à voir en Finlande : il a pensé aux films du tchadien Mahamet Saleh-Haroun ou du mauritanien Abderrahmane Cissako, qui tous deux se sont attachés dans des œuvres d’un humaniste inspirant au sort des petites gens capables de déplacer des montagnes.
« Plus l’amour est profond, plus les sacrifices sont grands » dit la phrase choisie pour figurer en exergue sur l’affiche du film. Elle résume bien la force de ce couple et partant de ce film dont les protagonistes ne se laissent jamais gagner par le désespoir alors même que tout pourrait sembler perdu : on pense en particulier à cette scène drôlatique où le couple rompt la morosité du quotidien de la maladie en s’incrustant au mariage de gens qu’ils ne connaissent pas. Mais au-delà de la beauté de l’histoire d’amour, Khadar Ayderus Ahmed fait passer un message essentiel au public occidental : alors que des milliards ont parfois été gaspillés en Occident dans la lutte contre le Covid et que nous bénéficions de systèmes de santé protecteurs, les habitants des pays du Sud peuvent mourir à tout instant de maladies ou accidents bénins faute de soins gratuits ou de médicaments élémentaires, et ce malgré les bénéfices records de l’industrie pharmaceutique.
Pour ce message humaniste, pour l’interprétation remarquable des comédiens venus de tous les horizons (Omar Abdi est Finlandais comme Khadar Ayderus Ahmed, Yasmine Warsame est une mannequin internationalement reconnue et le jeune Kadar Abdoul-Azim Ibrahim a été choisi dans une école de Djibouti), pour les images remarquablement éclairées, notamment celles du désert, La Femme du fossoyeur, d’abord sélectionné par la Semaine de la critique du Festival de Cannes, a remporté la récompense suprême au FESPACO de Ouagadougou. Le film a même été plébiscité en Somalie, terre natale du réalisateur, et il a été diffusé en prime time à la télévision nationale ! Dans un pays où le cinéma avait totalement disparu… Une récompense de plus pour ce beau film qu’on vous invite chaleureusement à découvrir.