Il suffit de peu de choses pour que des films ou des existences prennent une dimension grandiose. Il suffit parfois de quelques montagnes lointaines se découpant sur de vastes étendues arides, ou d’une poignée d’humains refusant de baisser les bras en territoire hostile pour que nos cœurs soient renversés. Voici, dans des décors à couper le souffle, une magnifique histoire d’amour, pas de celles qui tournent au drame et qui passent à la postérité pour avoir été empêchées par des bandes ou des familles rivales, comme les Montaigu ou les Capulet. Nous ne sommes pas ici dans un de ces mélodrames qui cueillent en plein vol des jouvenceaux lisses et beaux. Sisa et Virginio ont bien vécu, leurs quatre-vingt ans burinés en témoignent. Toute une vie à apprivoiser sur la carte du tendre les nouveaux sentiers creusés par le temps, les rides qui sillonnent les corps et les visages, le sien propre comme celui de l’être aimé. Toute une vie à cheminer ensemble sans faillir, malgré la vieillesse qui fragilise les pas, le poids des ans qui fait ralentir toutes les courses, même les plus déterminées. Et chaque jour les rituels toujours recommencés. Sisa tressant sa longue chevelure désormais argentée, puis s’attelant à la tâche de remplir ses seaux d’eau, de biner la terre, de faire renaître le feu pour cuisiner… Virginio, pugnace, conduisant loin ses bêtes à la recherche d’un brin d’herbe invisible. Elle dans ses larges jupes trop courtes pour être dans le vent, lui dans ses pantalons hors d’âge. Leurs deux chapeaux éternellement rivés sur la tête, les voilà qui s’éloignent dans le levant. Petites silhouettes perdues comme deux points infimes dans une image immuable, un horizon sans fin si l’immense cordillère des Andes n’y mettait un point d’orgue, sonnant le glas de l’Altiplano, les hautes plaines peruvo-boliviennes.
Ici c’est le royaume du froid perpétuel, avec une température qui dépasse rarement 10° en journée, le gel qui terrasse les nuits, la sécheresse et la salinité qui craquèlent les sols, le vent qui continûment harcèle… Combien il est étonnant de voir une poignée d’humains refuser de quitter ce rude milieu et d’aller se réfugier dans l’apparente sécurité des villes ! Chose impossible à comprendre pour Clever, le petit-fils de nos octogénaires, qui fait partie d’une jeunesse biberonnée au confort moderne et aux sms. Quand il débarque, écouteurs sur les oreilles, les bras chargés de présents pour ses grands-parents, ces derniers l’accueillent de manière plutôt taiseuse et méfiante. Virginio surtout, qui se montrera même hostile, persuadé que cela est un nouveau stratagème de son propre fils pour l’extirper d’une vie traditionnelle qu’il a fui. Mais sous les silences, la tendresse couve, celle de Clever notamment. Et le voilà qui observe et comprend ce qu’on ne veut pas forcément lui dire. La difficulté de Sisa à devoir aller toujours plus loin pour trouver l’eau vitale qui se raréfie et aussi ce que Virginio s’entête à lui cacher…
C’est un cycle qui s’achève, sous le regard taquin des lamas aux oreilles enrubannées de rose, qui semblent observer leurs compagnons humains d’un air mi-étonné, mi-compatissant. De quoi s’alimentent-ils ? Cela restera quasiment un mystère. Et le mythique condor majestueux qui plane au-dessus de nos têtes avant de disparaître à jamais, semble nous crier : « Ô fous ! Qu’avez-vous fait de notre planète, vous qui tous nous assoiffez ! ».