Festival de Cannes 2021 : un certain regard
Le meilleur des mondes
After Yang est l’adaptation d’une nouvelle d’Alexander Weinstein, intitulée Saying Goodbye to Yang, que l’auteur a adaptée avec le réalisateur originaire du Kentucky et d’ascendance coréenne qui a emprunté son pseudonyme au scénariste de son idole Yasujirō Ozu : Kogo Noda. Le tournage a duré six semaines et le montage a nécessité environ six mois. La postproduction de l’image et du son a subi du retard en raison de la pandémie de Covid-19, car le réalisateur se trouvait à Los Angeles, les responsables de la postproduction à New York, l’équipe initiale chargée des effets spéciaux étant répartie entre Montréal et l’Australie, alors que le chef opérateur Benjamin Loeb était quant à lui en Norvège. Selon les producteurs Caroline Kaplan, Paul Mezey, Andrew Goldman et Theresa Park, “notre film donne une vision originale et ambitieuse d’un monde futur, ce qui explique qu’un de ses défis les plus ardus consistait à édifier l’univers qu’exigeait le film pour donner vie à sa vision futuriste de la vie de famille”. De cette expérience, ils disent d’une seule voix qu’“après une année au cours de laquelle nous avons été coupés de toute activité en commun, les films revêtent une importance plus grande que jamais, et que l’énergie collective consistant à créer en collaboration avec d’autres et l’expérience partagée dans une salle de cinéma sont plus essentielles aujourd’hui qu’elles ne l’ont jamais été.”
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ? »
À quoi ça tient l’humanité ? À quoi tient notre humanité ? C’est en filigrane le questionnement de ce tendre opus de science fiction poético-philosophique qui n’hésite pas à citer Lao Tseu à l’ère de la cybernétique : « Ce que la chenille appelle la mort, le papillon l’appelle renaissance. »
Dans ce monde du futur si loin, si proche, tout nous semble familier et pourtant étrange, comme un dépaysement délicieusement décalé. Des décors hors du temps. Des rues et des enseignes entraperçues. Des familles patchwork bigarrées que l’on voit s’affronter par écrans interposés lors d’étranges et frénétiques joutes chorégraphiques. Peu d’enfants semblent avoir les mêmes gènes que leurs parents, comme s’ils étaient des bébés éprouvettes, issus d’une génération spontanée parfaite mais drôlement assortie. Ici une mère noire, un père blanc, deux enfants asiatiques. Ailleurs un quatuor de femmes typées ou de blondinets à l’allure lessivée. La photographie magnifique impose sa marque, une patine particulière. L’univers du réalisateur américain d’origine Sud Coréenne Kogonada est à l’image de ses origines métissées, hybrides, sans frontières.
On fait connaissance avec la jeune Mika et avec celui qui semble être son grand frère : Yang, qu’elle surnomme du joli diminutif, chinois comme son minois, de « Ge Ge ». Il y a de la complicité entre ces deux-là, presque inséparables, sauf aux heures d’école. Un attachement rendu d’autant plus intense que les parents, trop occupés, ont du mal à être suffisamment présents. Et c’est une panne qui va ramener la petite fille de neuf ans à une réalité difficile à appréhender : Yang n’est pas plus qu’un androïde domestique acheté d’occasion, un techno sapiens bien incapable d’éprouver les mêmes sentiments qu’un humain. Quand tout soudain les circuits de l’humanoïde se grippent, qu’il reste figé, il faut bien se faire une raison et se rappeler qu’il n’est pas irremplaçable. Un raisonnement cartésien, implacable, facile pour les adultes… mais l’est-il tant que cela ?
De flashbacks bucoliques en souvenirs joyeux, on se laisse prendre à ce jeu de piste qui nous entraîne vers une quête existentielle, celle de notre essence, puis vers l’acceptation de l’absence. La caméra reste discrète, subtile, pour accompagner ses protagonistes. Cette mère digne (magnifique Jodie Turner-Smith) qui s’efforce de garder la tête haute et de tout rationaliser. Ce père dépassé mais qui cherche à le cacher (Collin Farrell tout en retenue), prêt à perdre tout recul et qui agit bientôt comme si le robot était de sa propre chair. Et surtout la malicieuse Mika, la fraîcheur incarnée, qui émaille chaque scène d’une innocence enfantine à laquelle on ne peut rien cacher. C’est brillant et ténu, comme une étoile éphémère dans la nuit.
Que Yang soit humain ou pas, on l’oubliera bientôt. Et son absence brouillera bientôt de ses ondes la surface de ce futur trop lisse comme le font les ricochets des galets sur un lac trop calme. Elle sera la révélatrice du jardin intérieur tenu secret, inaccessible, d’un robot donc, qui, à l’instar du Schylock de Shakespeare, pourrait déclamer « Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? »
After Yang, « après Yang », c’est la simple magie de la vie, de ses mystères qui l’emporte finalement sur toutes les inventions clinquantes et modernes. Des sentiments qui poussent là où on ne les attend pas telles de frêles plantes adventices qui combattent l’uniformisation de l’asphalte. C’est beau comme un hymne à la tendresse, à l’amour.