Personnage de flic trouble, secret de la victime, complaisance de la société : sur le papier, Dédales comporte tous les ingrédients du polar classique. Sauf que lorsque le nouveau cinéma roumain s’empare d’un genre cinématographique, c’est rarement pour en livrer une version conforme aux définitions connues, mais plutôt pour procéder à une relecture minutieuse des codes admis. La particularité évidente de Dédales tient à sa structuration en deux parties égales et bien distinctes : les faits d’un côté puis l’enquête de l’autre. Un déroulé chronologique en forme de piège, car en réalité le film n’explore rien de manière linéaire. Et c’est là son tour de force : à la manière d’un palindrome, tout peut s’y lire dans les deux sens. Ici, l’enjeu n’est pas uniquement d’élucider les faits par l’enquête ultérieure mais de proposer tout aussi bien l’inverse, les faits préalables éclairant eux-mêmes l’enquête à partir d’indices et de détails savamment distillés tout au long du récit. Subtilement écrit, Dédales est ainsi entièrement construit sous la forme d’un miroir, avec en son centre un point d’articulation qui apparaît au spectateur à mesure qu’il prend du recul, comme un secret sous nos yeux, un « motif dans le tapis » pour reprendre la formule d’Henry James. Saisissant !
La première partie du film suit, le temps de quelques heures, le parcours de Cristina, jeune novice qui quitte en cachette son couvent de campagne pour se rendre à l’hôpital. Elle est conduite en voiture par le frère, peu sympathique, d’une des nonnes du couvent mise dans la confidence. Ils sont rapidement rejoints par un médecin qui, depuis la banquette arrière, n’hésite pas à questionner impudiquement les raisons qui mènent Cristina à l’hôpital. Les maux de tête invoqués sonnent faux. Cristina, elle, n’a qu’une préoccupation : demander au conducteur de trouver un petit coin où elle pourra échanger sa tenue de religieuse contre des habits civils. Le temps du voyage s’installe une tension sourde et le poids social d’une masculinité toxique. Arrivés à destination, le médecin conduit Cristina à son homologue neurologue. De toute évidence, Cristina ne trouve pas à qui parler. Impossible de dire si elle a pu faire à l’hôpital ce pour quoi elle était venue. A bord d’un taxi pour le chemin retour, la tension vire au drame dans une séquence impressionnante où le hors-champ glace le sang.
La seconde partie du film se concentre exclusivement sur l’inspecteur Marius Preda en charge de l’affaire. Le cas paraît simple : le chauffeur de taxi est l’unique suspect. Il faut obtenir un récit précis et des aveux rapides. Sans le moindre doute sur la vérité, révolté par l’atrocité des faits, Preda est prêt à obtenir les preuves au mépris de quelques règles de procédure. Il écarte autoritairement le brigadier qui l’accompagne, met le chauffeur de taxi sous haute pression. La toxicité des rapports refait son nid, rendant progressivement le policier incapable de se maîtriser dans cette affaire…
À partir de ce déroulé, le soin appartient au spectateur de faire des va-et-vient entre les deux parties pour saisir les liens qui les unissent. La mécanique fonctionne parfaitement grâce une écriture et une mise en scène d’une rigueur implacable. Mais loin d’être un exercice vain, Dédales produit un effet de décalage, voire d’inversement, qui interroge en profondeur notre regard. A la question de la vérité se substitue celle de la perception, à celle de la culpabilité le besoin de justice, et au cas de conscience collectif la responsabilité individuelle. Autant de questionnements qui font de Dédales moins un polar ordinaire qu’un film mental, un nœud moral aussi intriguant que dérangeant sur les rouages d’une société gagnée par le mal, de manière frontale et par capillarité.