Deux cents mètres c’est, à vol d’oiseau, la distance qui sépare le balcon de Mustafa de la fenêtre de Salwa. Autant dire rien, presque rien. Une paille. Si on est un oiseau. Mustafa et Salwa s’aimaient d’amour tendre et vivaient à deux cents mètres l’un de l’autre, dans deux villages palestiniens, l’un en Cisjordanie, l’autre en Israël, mais n’avaient jamais éprouvé le besoin d’avoir des ailes. Jusqu’à ce qu’en 2002, pour « sécuriser » Israël, soit édifié entre Salwa et Mustafa un mur-frontière infranchissable, haut de dix mètres, long d’un petit millier de kilomètres, dont l’essentiel est bâti en Cisjordanie. Palestinienne originaire du côté israélien du mur, Salwa a de facto la nationalité israélienne. Elle peut à peu près sans encombre aller et venir, avec leurs trois enfants, de part et d’autre du mur. Mustafa, Palestinien de Cisjordanie, ne peut, lui, franchir les check-points vers Israël que pour travailler – et impérativement muni d’une carte de travail, d’une pièce d’identité et d’un visa. Car, c’est toute la subtilité de la situation, l’activité économique se développe essentiellement pour ne pas dire uniquement sur le versant israélien de la frontière. D’où la décision de Salwa de s’établir avec les enfants de ce côté-ci, où elle gagne sa vie. D’où la difficulté quotidienne de Mustafa, tributaire des chantiers, des contrats précaires, pour se rapprocher temporairement de sa famille. Kafka aurait adoré. D’autant que Mustafa est foncièrement légaliste et se refuse obstinément à jouer le jeu des petits trafiquants et autres passeurs pour ruser avec l’occupant. Seule solution possible : que Mustafa obtienne la nationalité israélienne. Encore faudrait-il qu’il la demande. Mais ça non, pas moyen, c’est au-dessus de ses forces. La famille est donc rassemblée deux jours par semaine, et le reste du temps Mustafa s’efforce de trouver du boulot, joue avec ses enfants en leur envoyant des signaux lumineux depuis son balcon, en attendant des jours meilleurs – les temps à venir ne pouvant, pense-t-il, être pires.
Or il advient un jour que Mustafa a trouvé in-extremis un travail. Mais que sa carte d’identité n’est pas à jour. Ou démagnétisée. Bref, ce jour-là, après des heures d’attente dans le goulet d’étranglement du check-point, Mustafa est sèchement renvoyé dans sa Cisjordanie par une fonctionnaire pointilleuse. Il advient, ce même jour, que le fils de Mustafa est victime côté israélien d’un accident et transporté à l’hôpital. Hors de question pour le père d’attendre des nouvelles prostré en Cisjordanie. Il met incontinent un mouchoir sur ses principes et part en quête de passeurs. Et ce qui aurait pu n’être qu’une petite balade de deux cent mètres se transforme en un interminable périple en minibus le long du mur, à la recherche d’une faille, d’un passage, en compagnie d’un petit aréopage hétéroclite de passagers, qui ont chacun de bonnes raisons de vouloir passer en Israël sans montrer patte blanche.
Il n’y a que la Palestine qu’on puisse faire tenir tout entière dans les six mètres carrés d’un véhicule, cahotant sur des routes défoncées, et dont on doute que le conducteur ait une idée précise de sa destination (ou, à la rigueur, la défunte Yougoslavie – en témoigne le formidable Qui chante là-bas ?, opportunément ressorti ces jours-ci). La fable en forme de road-movie contée par Ameen Nayfeh joue à la fois de la chronique familiale, du drame social, du film d’espionnage et du thriller. Avec, comme fil rouge pour traverser toutes ces péripéties, le seul point de vue de Mustafa, tout entier tendu vers son objectif, sans cesse contrarié, d’arriver le plus vite possible auprès de son fils. Les aléas du voyage, les passeurs véreux, les errements des autres passagers, l’armée d’occupation, presque invisible mais omniprésente, tout conspire à le faire échouer – avec une constance dans l’absurdité, dans l’arbitraire des situations, qui force le sourire.
Mais Mustafa ne se démonte pas et avance. Déterminé à contourner, puisqu’il ne peut ni l’abattre ni le survoler, ce « mur de la honte », ce « mur de l’apartheid » qui symbolise à lui tout seul l’impossible sort fait aux Palestiniens.