QUINZAINE DES RÉALISATEURS 2019
Sur la route
Photographe et réalisateur de documentaires, Andreas Horwath s’est inspiré d’une histoire vraie pour réaliser cette première fiction. “En 1927, l’immigrante Lillian Alling a commencé à marcher de New York vers le détroit de Béring afin de retourner dans son pays natal. Par pur hasard, elle a été retrouvée en pleine nature sauvage de Colombie- Britannique (autrement, nous n’aurions jamais su qu’elle y était parvenue). Mais, malgré les avertissements, elle a continué vers l’Alaska à pied. Elle a fini par disparaître et, à ce jour, on ne sait toujours pas ce qui lui est arrivé. Lorsque j’ai entendu son histoire pour la première fois, un soir pluvieux à Toronto durant l’automne 2004, j’ai été immédiatement touché par la beauté étrange et la force brute de ce récit.” Différentes tentatives de financement avec plusieurs producteurs échouent. “Je peux comprendre les bailleurs de fonds qui hésitaient à soutenir un film de fiction sur une femme russe marchant à travers l’Amérique du Nord, tourné par un réalisateur autrichien sans scénario, sur une période d’un an.” Ulrich Seidl reprend le flambeau en 2014 et finance le long métrage en moins d’un an en Autriche. Le tournage débute en 2015 dans le détroit de Béring. “L’idée principale de Lilian était qu’il devait être tourné presque comme un documentaire. En Amérique du Nord, nous avons filmé sur une période de neuf mois mais avec sept phases de tournage de deux semaines, chacune impliquant une très petite équipe de cinq personnes au total. J’ai conduit de New York à l’Alaska, la plupart du temps accompagné de ma comédienne Patrycja Planik. J’avais toujours mon équipement sur moi et, entre les sessions de tournage, nous avons beaucoup tourné tous les deux.”
Résumer en quelques lignes ce premier long métrage inclassable, c’est risquer de le trahir. À l’instar de son héroïne, le réalisateur s’affranchit de toutes les barrières pour nous offrir un road movie atypique, tout à fait captivant, intrigant et totalement libertaire. Tout débute par un étrange entretien d’embauche. Lillian ne baisse pas les yeux devant son potentiel employeur, ne joue pas le jeu de la séduction, ne quémande rien, tête haute. D’emblée la jeune femme, belle et indomptable, inverse le rapport de force avec celui qui est le prototype même du mâle dominant, habitué à être supplié et à en faire ses choux gras. Sans même avoir pris la route, Lillian sort déjà des sentiers battus.
Cette première scène campe en quelques secondes ce très beau personnage viscéral et organique, qui n’a pas peur de ses hormones et n’a pas fini de nous dérouter. Pourquoi se met-elle en marche ? On n’en aura jamais l’explication verbale. On ne connaîtra que sa destination finale : elle part de New York à pied pour rejoindre sa Russie natale, comme poussée par un instinct impérieux. De bout en bout, les silences de Lillian seront plus éloquents que ses mots, laissant toute la place aux climats et aux discours ambiants, prononcés en arrière plan par d’autres. Progressivement ils s’installent en nous, jusqu’à nous faire voyager dans un univers sensoriel plus parlant que n’importe quels mots. On ne fait pas qu’observer l’Amérique profonde, on est imprégnés par son odeur, par ses pensées. Atomisés par la beauté de ses paysages grandioses, émus par ses campagnes industrieuses et pourtant pouilleuses, subjugués par sa frénésie productiviste, son indigence culturelle parfois. Nous voilà, à l’instar de Lilian, saturés de malbouffe et de mauvais sodas, abrutis par la radio qui diffuse en continu blagues limite et conseils météorologiques. « Il est temps de tondre la pelouse » nous conseille-t-on, « de sortir le barbecue, puis de le rentrer et de plier les transats ». Pendant ce temps Lilian marche, d’un pas tenace, hypnotique, insensible au soleil qui plombe, à la pluie qui transperce, à la neige qui paralyse. Ignorante de ceux qu’elle croise durant quelques instants fugaces, désormais indifférente aux rares mains tendues. Étrangère au restant de l’humanité, comme elle semble l’être devenue à elle-même. Au fil de sa progression, elle abandonnera derrière elle, comme de vieux oripeaux, ses efforts pour paraître, pour correspondre aux standards sociétaux. Lillian incarne alors le symbole d’une liberté sauvage, cinglante, qui n’a plus de comptes à rendre aux institutions hostiles, ni aux religions qui partout placardent bienveillance, promesses d’un avenir meilleur, mais c'est toujours ailleurs, toujours pour plus tard. L’histoire de Lillian, notre contemporaine, prend racine dans celle bien réelle d’une femme (sans doute atteinte de dromomanie, impulsion irrésistible à se déplacer) qui entreprit le même périple un siècle plus tôt et parcourut à pied des milliers de kilomètres. C’est l’histoire universelle, véridique, atemporelle, d’une migration inversée. Alors que les premiers indo-européens, il y a 30 000 ans, venaient peupler le continent américain en passant le détroit de Béring, elle fit le chemin inverse, pour un voyage sans retour. Le travail particulier de la mise en scène, qui puise sa source dans les codes et les techniques du documentaire et a laissé une large part à la spontanéité des rencontres (beaucoup de scènes ont été tournées sur le vif), insuffle à cette fiction une part de réalisme troublant. Insensiblement, on s’attache à cette anti-héroïne, qui restera a tout jamais drapée dans son mystère, on est touchés par son courage farouche, sa force fragile. Au bout du chemin, elle nous sera aussi familière qu’une part de nous-même, qu’on ne pourra oublier.