Comme toujours avec Frederick Wiseman, c'est un régal de documentaire, une immersion totale dans l'univers quotidien d'une petite ville, que dis-je une bourgade, quasiment le trou du cul du monde, un bled paumé de chez paumé : Monrovia, 1400 habitants bien comptés, au cœur de terres agricoles dans le Midwest des Etats-Unis. Une grosse majorité (76%) a voté pour Donald Trump aux dernières élections. A Monrovia, on est fan de grosses motos et d'armes à feu, on y cause plus religion que politique… On est Américain-blanc à 96,3% (contre 63% pour l'ensemble des États Unis), on n'approfondit guère les choses : la foi est là et pas la peine d'ergoter… Il y a toujours une réponse disponible dans la Bible pour les problèmes qui peuvent surgir et 63% d'entre ceux qui se déclarent croyants sont Evangélistes.
À Monrovia, on est bien entre soi : on semble se moquer de ce qui se passe ailleurs, on ne parle même pas politique et les conversations tournent autour du travail agricole, de la santé des uns et des autres, de la famille, des voisins… Aucun doute ne semble traverser les habitants du cru : quoi qu'il arrive, Dieu décide de tout. Les champs sont immenses, l'horizon infini, les images sublimes : les habitants bavardent et rigolent volontiers… Ils ont leurs majorettes sans complexes et personne n'a l'air de se préoccuper de son aspect. On y bouffe des steak immenses, et on serait bien étonné d'entendre que certains préfèrent manger des légumes et des graines. Indianapolis, la plus grosse ville de l'Indiana, est tout près de là, 30 mn, vite fait, mais ils n'y mettent jamais les pieds ou presque. Pas curieux de ce qui se passe au-delà de leurs champs dorés par le soleil.
Fred Wiseman n'avait jamais tourné dans ce coin-là et au gré d'une intervention dans une université, un prof l'emmène à Monrovia, lui présente sa cousine, directrice des pompes funèbres et qui, à ce titre, a ses entrées un peu partout : s'en suivent neuf semaines de tournage dans un univers étonnant dont il capte plein de petites habitudes fracassantes, des conversations, des gestes, des moments de fête, des moments de travail, du social basique, des silences aussi. Des salles de classe aux salles de bar, du conseil municipal aux enterrements ou aux foires agricoles… hommes et femmes à la trombine burinée se livrent avec bienveillance, ravis que ce vieux bonhomme de Wiseman s'intéresse à eux et les filme. Il a une sacré patte, le bougre, et arrive à nous garder l'œil curieux pendant deux bonnes heures qu'on ne voit pas passer. Il y a un rythme, un rapport au temps auquel on s'adapte sans s'en apercevoir : ces gens-là ne sont pas curieux des autres, se foutent éperdument qu'on existe, et pourtant on est vite curieux de ces gens-là, au point qu'on resterait encore des heures à les regarder, à les écouter : quel talent, ce Wiseman !
On a pour le coup envie de revoir pour prolonger cette immersion dans l'Amérique profonde, le beau documentaire, itinérant lui, réalisé par Ana Pitoun et Valérie Miteaux, Kings of the world… formidablement complémentaire de ce Monrovia, Indiana… on doit bien pouvoir le trouver sur internet. On vous le recommande.