Il est des coïncidences étranges, des noms qui semblent prédestiner les êtres, de façon assez marrante au demeurant. C’est l’oculiste qui s’appelle Delœil, Benjamin Millepied qui se consacre à la danse, Robert Grossetête devenu philosophe, tandis que Mme Robinet est gynécologue… Quant à Auguste et Louis, s’ils s’étaient appelés Cresson au lieu de Lumière, auraient-ils inventé le cinéma ? Jamais on ne le saura ! En tout cas, ici, l’aptonyme de notre héroïne (l’inoxydable Isabelle Huppert), c’est Patience Portefeux.
Avec un nom pareil, notre quinqua pourrait tout aussi bien appartenir au camp de la police qu’à celui des malfrats, peut-être un peu aux deux ? Le prénom « Patience » devient d’autant plus énigmatique : en serait-elle dépourvue ou attend-elle placidement de prendre sa revanche sur la vie ? De fait, le film de Jean-Paul Salomé, épaulé au scénario par la romancière elle-même, réussit le tour de passe-passe de jouer sur trois tableaux : à la fois roman noir (qui carbure à la poudre blanche), comédie débridée (mais très métissée), tout en ne faisant pas l’impasse sur la psychologie des personnages, ni sur une petite touche de satire sociale pas déplaisante. Il faut dire qu’Hannelore Cayre fit ses armes en tant qu’avocate pénaliste et que son expérience lui fournit le matériau pour décrire la misère ordinaire de la justice et égratigner quelques préjugés au passage.
Notre rencontre avec Patience Portefeux se fait lors d’une intervention virile et musclée de la brigade des stups. À côté de ces imposants messieurs armés et casqués à la mode Dark Vador, qui la dépassent d’au moins une tête, sa présence de frêle souris discrète parait d’autant plus incongrue. On le comprendra bien vite, elle n’est pas là pour plaquer au sol les deux grands benêts de truands aux regards furibards qui viennent d’être interpellés pour un sombre trafic de drogue, mais bel et bien pour jouer les traductrices interprètes entre gendarmes et voleurs et vice-versa. Le voilà son lot quotidien… en échange d’un salaire à peine suffisant pour mettre une noisette de beurre dans la semoule.
Se fader des kilomètres d’écoutes téléphoniques rarement folichonnes en langue arabe, retranscrire les conversations dans celle imagée de Victor Hugo ou plutôt de NTM, avec la qualité artistique en moins dans tous les cas ! Jamais le prénom de Patience n’aura paru aussi approprié quand il s’agit de dénicher, dans ce fatras d’échanges lassants entre petits dealers minables et chef de gangs peu inspirés, LA pépite, celle qui fera décoller une enquête. Et quand enfin la dite pépite inespérée va lui tomber tout cru dans le bec, elle va se retrouver prise entre deux feux… Cruel dilemme existentiel : « traduire or not traduire ? That is the question ! ». Vous comprendrez vite pourquoi. Dans le fond, c’est par pure solidarité féminine que notre sage arpète judiciaire va se métamorphoser, avec une joie presque enfantine, en dealeuse la plus recherchée du far west francilien ! Voilà notre Patience Portefeux (on dirait un nom de ministre) devenue amorale presque par accident…
Isabelle Huppert jubile en endossant ce réjouissant rôle de Daronne qui lui permet de déployer toute sa panoplie d’actrice tantôt pitre, parfois grave, tantôt effacée derrière une tenue stricte ou travestie de façon complètement improbable. Elle est merveilleusement bien entourée de personnages placides ou hauts en couleurs. Hippolyte Girardot, en commissaire énamouré et lunaire, apporte un contrepoint tout en nuances touchantes. Les bras cassés Scotch et Chocapic sont parfaits en andouilles de chocs abonnées à rater le coche. Liliane Rovère parfaite aussi en mère délurée au bout du rouleau parcourue d’éclairs de lucidité… Sans oublier Madame Fo, la malicieuse voisine chinoise moins naïve qu’il n’y parait… Mais comme elle le dirait : c’est pas tout, je file car « parler ne fait pas cuire le riz ! »