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La sapience est le mot noble pour désigner la sagesse
Limpidité et apaisement font de La Sapienza une totale évidence. Le nouveau film d'Eugène Green fait partie de ces œuvres qui – de manière très difficile à expliquer, par une sorte de miracle païen – concilient les contraires. Plus il simplifie, plus il gagne en profondeur. Plus sa mise en scène est formelle, plus elle éveille l'émotion. Avec leur diction surannée et leur caractère précieux, les films de Green semblent surgir d'un autre âge : c'est justement ce qui séduit d'emblée à la vision de La Sapienza. Car on y décèle vite, derrière un réjouissant plaisir de conter, une immense sincérité et une attention assez rare aux itinéraires humains. C'est dire qu'il vaut la peine, en tant que spectateur du film, d'en accepter les très spécifiques procédés. Il faut simplement se laisser emmener sur les traces de la reconstruction de ce couple de cinquantenaires formé par Alexandre (interprété par Fabrizio Rongione), un célèbre architecte en pleine remise en question professionnelle et sentimentale, et sa femme Aliénor (Christelle Prot) qui l'accompagne en Italie à la recherche des ressources qui leur permettront d'aimer à nouveau.
C'est par l'ironie et la satire qu'Eugène Green ouvre son film. En quelques scènes aussi froides que cocasses, la société contemporaine y montre son visage le plus aberrant. Lors d'une navrante remise de récompense pour l'ensemble de son œuvre ou quand les membres de la commission de son nouveau projet poussent l'absurdité jusqu'à lui demander de raser l'existant pour créer un jardin sur une dalle de béton, Alexandre reste sans voix. Lui qui a œuvré dans le modernisme le plus radical est arrivé au bout du chemin. Il ressent alors le besoin de retourner en Italie, aux origines de son amour pour l'architecture et avec l'espoir de rédiger un livre sur son maître Francesco Borromini (architecte baroque du XVIIe siècle, contemporain du Bernin). Discrète mais clairvoyante, Aliénor comprend avant lui qu'il n'est pas seulement question d'architecture, mais qu'il lui faut le suivre pour reconstruire leur amour érodé. Commence alors un voyage dans une Italie somptueuse, dont le passé lointain servira de fondation à ces deux êtres à la reconquête d'eux-mêmes.
Arrivés à Stresa, sur les rives du Lac Majeur, ils font la connaissance de deux jeunes frère et sœur. Elle est malade, en proie à des malaises inexpliqués ; il est étudiant en architecture, plein d'idéal et avide de savoir. Eugène Green exploite intelligemment toutes les facettes de ce quatuor : en posant alternativement les deux couples en miroir, en filiation mère-fille ou père-fils, ou encore en relation professeur-apprenti lors de plusieurs splendides visites de bâtiments commentées par Alexandre. Frère et sœur deviennent pour Alexandre et Aliénor une présence quasi fantomatique, dévoilant leur blessure passée et figurant en même temps la possibilité d'un avenir. C'est alors que La Sapienza parvient à évoquer avec une force incroyable l'essence de ce qui peut se partager entre des êtres.
Le cinéma d'Eugène Green, amoureux athée de l'art baroque, est empreint d'une forme de transcendance. Alexandre le comprend à son retour en Italie : la question fondamentale est la façon dont on laisse entrer la lumière. La beauté de La Sapienza est tout aussi manifeste et impalpable. Le plus bel exemple en est peut-être le changement dans le visage de Christelle Prot et Fabrizio Rongione. Eugène Green les filme toujours de la même manière du début à la fin : enserrés face caméra et statiques dans un cadre rigoureusement symétrique. Mais peu à peu, leurs yeux s'illuminent jusqu'à atteindre leur point d'incandescence à la fin du film. Ce regard-là figure parmi les plus belles choses qu'un acteur ait un jour à offrir.