Alors que d’autres gamins, ailleurs dans le monde, rêvent de robots connectés, de vaisseaux interstellaires et de jeux vidéos en 3D, pour les enfants de Droklar (qui est un prénom de femme, ne nous y trompons pas), le bonheur absolu serait de posséder ne serait-ce qu’un de ces innombrables ballons de baudruche que l’on gaspille à foison en occident à la moindre occasion. Dans les plaines du Tibet, au milieu des moutons et en marge de la modernité chinoise, cela reste un luxe rare. Il faut voir nos deux zouaves prendre d’assaut la moto paternelle quand il revient du marché ou insister lourdement quand il part en déplacement, le suppliant pour qu’il ramène l’un de ces capricieux ballons gonflés à l’hydrogène ! Pourtant, quoi de plus futile et fragile que ces membranes si fines qui englobent du vide, quand on y songe ? On sait que la jouissance sera bien éphémère comparée à la longue attente qui précédera le prochain achat. Comme dit l’autre, un peu court est le temps du coït qui unit les amants en regard de celui de la gestation. Mais ceci est une autre histoire…
Alors puisque Dargye, c’est le nom de leur père, tarde à exaucer leurs vœux, nos deux garnements vont aller farfouiller là où ils n’auraient jamais dû : dans les affaires des parents. Ils y trouveront d’étranges joujoux, lesquels une fois exhibés vont provoquer la vindicte populaire et attirer par ricochet les foudres des anciens sur toute leur famille… On ne vous dévoilera rien de plus de cette anecdote drolatique pour ne pas la déflorer, bien qu’elle ne soit qu’un prétexte taquin pour nous immerger dans l’intimité du couple et surtout dans celle d’une société qui a un pied ancré dans les traditions ancestrales et un autre qui piaffe de marcher vers la modernité. Et c’est là que tout devient passionnant. Droklar est une femme prise en tenaille entre ses devoirs conjugaux, les injonctions d’une société patriarcale, celles du gouvernement chinois avec sa politique de l’enfant unique et la découverte de son droit à disposer de son corps.
En contrepoint il y a l’arrivée de sa cadette, devenue nonne bouddhiste, sans doute un peu, on le comprendra, pour échapper à la destinée que lui réservaient les grands mâles dominants. L’une chante, l’autre pas, pourrait-on dire de ces deux frangines, chacune dressant une sorte de bilan personnel doux amer. Chacune jalousant vaguement le sort de l’autre. L’une se sentant par trop réduite au rôle de machine à enfanter, l’autre privée des tourments de l’amour. Deux existences qui, mises en parallèle, en disent long sur la condition féminine dans ce milieu pastoral. Ici la verdeur du vocabulaire qu’on emploie pour s’extasier devant les attributs et la vigueur d’un bouc reproducteur tranche avec l’incapacité de dire les choses de l’intime entre êtres humains.
Les prises de vues, tour à tour somptueuses ou crues, semblent agir comme le miroir de l’âme de Droklar : tantôt frileuse, tantôt bouillante. C’est avec une infinie pudeur que la caméra s’immisce dans ces vies privées d’expression libre. On mesurera mieux le poids des contraintes qui entravent les protagonistes lors du décès du grand-père : à tous leurs dilemmes habituels viendra s’ajouter la responsabilité de la réincarnation ! Comment lutter contre les injonctions invisibles des morts ?
Balloon (nouveau film d’un réalisateur qui n’est pas un inconnu pour nous, puisqu’on lui doit Tharlo, le berger tibétain et Jinpa, un conte tibétain) est une belle réussite, joliment interprétée, tout autant attendrissante, pleine d’humour que poignante. Une invitation au voyage dans un autre monde qui est pourtant le nôtre.