Petite natte est un berger tibétain au doux sourire, doté d'une mémoire phénoménale. Dès la première scène du film, devant un commissaire de police médusé, il récite sur le ton monocorde d'une prière un discours célèbre de Mao, « Servir le peuple », texte fondateur du communisme chinois. Sa mémoire aurait pu lui permettre de faire de belles études et d'accéder à une place respectable dans la société, mais, très vite orphelin, son sort a dépendu d'un oncle qui a cherché à s'en débarrasser au plus vite. Peu importe ! Petite natte n'en semble nullement affecté et ne s'imagine guère une autre vie que la sienne qui s'écoule tranquillement, sereinement. D'ailleurs il est un excellent berger qui sait protéger des attaques des loups ses bêtes et celles qu'il garde pour les autres. À tout moment, il est en mesure de préciser combien il a de moutons, blancs, noirs ou bicolores, combien il garde de femelles, de mâles ou d'agneaux, combien d'animaux ont des cornes, combien n'en ont pas.
Sa présence au commissariat ce jour-là s'explique par le fait qu'à l'âge d'à peu près 40 ans, à peu près car il n'est sûr de rien, Petite natte n'a jamais possédé de carte d'identité. Ce qui dans la Chine d'aujourd'hui, à laquelle, comme chacun sait, le Tibet appartient, est une anomalie qui ne peut durer. Dire que notre berger comprend parfaitement les arguments du policier visant à le convaincre de l'absolue nécessité d'un tel document serait exagéré. Et ce d'autant plus qu'il va être établi au nom de naissance qu'il n'a jamais porté et que personne n'a jamais utilisé : Tharlo. Mais Petite natte est docile et, muni de l'adresse d'une photographe accréditée, il accepte d'aller en ville se faire tirer le portrait, première étape indispensable à l'élaboration de la dite carte.
Si cette photographe ne l'avait pas envoyé au salon de coiffure d'en face se faire laver les cheveux qu'il porte longs, comme son surnom l'indique. Si la jeune coiffeuse n'avait pas été d'une beauté à couper le souffle et d'une gentillesse peu commune. Si Petite natte n'avait pas été conduit à devenir Tharlo… le petit berger tibétain serait resté dans ses montagnes avec une carte d'identité qu'il n'aurait présentée qu'à ses moutons et nous n'aurions pas la possibilité de découvrir un film magnifique.
Pema Tseden était écrivain avant de devenir le principal réalisateur tibétain. Tharlo, le berger tibétain est d'ailleurs inspiré d'une de ses nouvelles. Nul besoin d'être un spécialiste en géopolitique de l'Asie pour comprendre que la relation de dépendance du Tibet vis à vis de la Chine ne peut être absente de son œuvre, comme de toute œuvre d'un artiste tibétain. La force de ce film est de donner un caractère universel à la situation du personnage principal.
Tharlo représente non seulement la civilisation tibétaine menacée par l'impérialisme chinois, mais également toute civilisation traditionnelle menacée par le modernisme consumériste. Cette dualité permet ainsi au film, non seulement d'être vu au Tibet, mais d'être distribué en Chine et apprécié par un important public chinois. L'acteur qui joue le rôle de Tharlo est tout simplement exceptionnel. Les deux scènes au salon de coiffure, au début et à la fin du film, dans deux situations totalement différentes, lui permettent entre autres de dévoiler l'étendue de son talent. Quant au réalisateur, il sait prendre son temps, sans jamais nous ennuyer et semble toujours trouver la place idéale pour sa caméra afin de nous offrir, en noir et blanc, des plans jamais gratuits dont la beauté n'est en rien coupée de l'action. Une réussite totale.