QUINZAINE DES RÉALISATEURS 2018
L’esprit du fleuve
Los silencios suit une mère et ses deux enfants fuyant le conflit armé colombien, dans lequel leur mari et père a disparu, pour s’installer sur une petite île à la frontière avec le Brésil et le Pérou. Partant d’une histoire que lui avait racontée une amie, Beatriz Seigner est allée interroger plus de 80 familles colombiennes vivant au Brésil. “J’ai découvert que cette situation était commune à beaucoup d’entre elles. Cette immigration est la seconde au Brésil en termes d’importance.” Écriture, développement, financement et production ont duré près de neuf ans. “Cela représente près du tiers de ma vie. Nous avons effectué 37 demandes de subventions auprès des fonds publics de soutien au cinéma au Brésil et en Colombie, auprès du CNC en France, d’Ibermédia et de l’Aide aux cinémas du monde. Nous avons essuyé 27 refus et reçu 10 aides”. Los silencios a été coproduit entre la France et la Colombie pour un budget final de 1 M€. Le tournage s’est déroulé sur l’île de la Fantasia, sur le fleuve Amazone. “Au départ, je pensais tourner dans un quartier de Manaus. Mais il a été détruit à l’occasion de la Coupe du monde de football. En découvrant cette île, je suis aussitôt tombée amoureuse du lieu et de ses habitants. J’ai d’ailleurs réécrit le scénario, en augmentant son aspect fantastique.” Le tournage sera une épreuve d’endurance. “Le niveau du fleuve variait sans cesse et il pleuvait cinq fois par jour. Je dirigeais des enfants dans une langue étrangère. Il a fallu parfois faire 13 prises pour que cela fonctionne au niveau du jeu d’acteur. Mais comme disent les Indigènes, la forêt amazonienne vous fait affronter toutes vos peurs.”
C’est une nuit organique, peuplée de croassements, de soupirs étranges qui encerclent la fragile embarcation glissant silencieusement au milieu de la végétation luxuriante et sombre. Pourtant rien n’est complètement inquiétant. C’est juste la vie qui grouille, exigeant l’attention des humains. Il pourrait y avoir des fantômes ici qu’ils ne seraient pas malveillants. Les véritables fauves sont ailleurs, la véritable jungle impitoyable est un no man’s land bureaucratique qu’Amparo, flanquée de ses deux enfants, va bientôt découvrir. Ces trois-là comme tant d’autres n’ont eu d’autre choix que de fuir le conflit armé de leur pays, la Colombie, pour venir s’échouer sur cette île perdue entre trois eaux territoriales, aux frontières du Brésil et du Pérou, espérant franchir l’une ou l’autre. Une île d’attente, d’espérance, un brin mystérieuse, comme les limbes d’un avenir dont on ne sait s’il conduira aux enfers ou au paradis.
Toujours est-il que leurs premiers pas sur cette terre sont rudes. Les voilà certes à l’abri dans une modeste masure sur pilotis au cœur d’un humble village, mais pour le reste… Il n’est pas facile pour une femme de se faire entendre sans le soutien de l’homme de la maison, ce père disparu, tenu pour mort. Mais encore faudrait-il le prouver : le fonctionnaire borné qui accueille Amparo, les patrons de la mine où travaillait son mari, l’avocat censé la défendre… tous ceux-là n’ont de cesse de s’engouffrer dans le vide juridique laissé par une disparition de plus. Sans corps, pas d’aides financières, pas de prime de l’ex-employeur. Sans corps, non seulement aucune commémoration pour ceux abattus par les paramilitaires, mais la vie qui se complique pour leurs proches. Tout devient un silencieux parcours du combattant. Difficile de faire admettre à l’école un enfant réfugié, difficile sans argent de lui procurer l’uniforme en vigueur ou même de quoi manger. Mais Amparo, vaillante et courageuse, est loin de baisser les bras, patiemment elle avance, poussant son fils Fabio, neuf ans, à faire de même sous le regard observateur de Nuria, sa fille de douze ans. C’est d’ailleurs presque à travers ses yeux noirs que semble se construire le paysage de cette fable contemporaine, colorée, tout aussi poétique que politique. Tandis que la télé prédit la fin de l’affrontement meurtrier entre le gouvernement colombien et les FARC, le petit peuple de l’île écoute la nouvelle, dubitatif, désabusé, incapable d’y croire. Rien ne pourra sans doute jamais cautériser complètement certaines de ses blessures, ni l’obliger au pardon.
C’est alors que, contre toute attente, réapparaît étrangement le père des deux enfants… Peut-être se cachait-il depuis le départ dans le grenier ? Mais est-ce aussi simple que cela ?
D’abord très naturel et réaliste, Los Silencios opère peu à peu comme un envoûtement que l’on emporte avec soi bien après être sorti de la salle. Une petite musique inattendue, qui se poursuit jusque dans les silences qui lui succèdent, nous accompagne tout au long de ce film qui reste lumineux malgré la saleté de la vie. Los Silencios ne cesse de naviguer avec élégance dans un univers bien à lui, entre fantasmagories et réalité abrupte des familles déplacées. Jamais les ténèbres et le désespoir ne noient ces humains assoiffés de consolation, cernés par la matrice liquide qui porte loin le moindre souffle et les moindres lueurs. Chaque prise de vue est d’une beauté saisissante.
L’île sur laquelle le film est tourné existe bel et bien, les croyances des habitants également, les assemblées entre morts et vivants, tout autant. C’est à la fois simple, déroutant, plein d’une sobre tendresse. En deux mots, inventif et captivant.