À quoi rêvent les femmes japonaises d’aujourd'hui ? À avoir plus de temps pour elles. Senses leur donne celui nécessaire pour se retrouver dans une splendide chronique d’émancipation…
Au Japon, 100 000 personnes disparaissent chaque année sans laisser de traces. On les appelle les « évaporés ». C'est ce qui va se passer avec Jun : du jour au lendemain elle disparaît, elle s'évapore, laissant ses trois meilleures amies dans le désarroi. Sa disparition va entraîner un séisme intime en chacune d’elles, les amenant à questionner leur amitié comme leurs vies respectives. Car Jun était le pilier du groupe, celle qui leur avait permis de toutes se rencontrer…
Ryūsuke Hamaguchi donne une ampleur inédite à la situation en libérant une parole trop longtemps mise en sourdine. Sans rien montrer d’une hystérie généralisée ou d’actes physiques extrêmes, le chamboulement émotionnel n’en est pas moins intense. Il est à la source de remous intérieurs qui vont pousser les héroïnes à se poser des questions essentielles, à même de changer la destinée de chacune, parce que les réponses apportées s’émancipent du poids moral de toute une société. Comment aimer ? Peut-on avoir confiance en l’autre ? Doit-on tout se dire ? Ai-je la vie que je souhaite ? Des interrogations qui reflètent bien la perplexité affective dans laquelle flottent les sociétés contemporaines… Senses les remet au centre de tout, rappelant la nécessité d’une interaction sociale, quelle qu’en soit la forme.
Pour éviter des réponses toutes faites, Hamaguchi prend le temps d’une analyse collective, notamment par le biais du séminaire d’un artiste-activiste (baptisé « écouter son centre ») auquel participe la bande d’amies, parmi d'autres. Celui-ci va avoir un effet cathartique imprévu…
Hamaguchi filme avec une rare acuité les dynamiques de groupe qui transparaissent. Chaque personnage laisse éclore, dans des successions de gestes faussement anodins, des traits de caractères et des secrets enfouis, faisant éclater les faux-semblants, mettant à jour tout un système de mensonges et de dissimulations liés au statut et à la condition féminine, dans un monde qui persiste à vouloir les contraindre dans des codes et des schémas patriarcaux (pas propres au Japon mais dont les aspects paraissent ici inouïs de notre point de vue occidental et biaisé…). Il y a quelque chose du cinéma de John Cassavetes dans la maîtrise du jeu d’acteur improvisé, le faisant passer pour parfaitement naturel à l’écran…
Cinq épisodes ne sont pas de trop pour explorer le cheminement intérieur des héroïnes et leur rendre une parole trop longtemps empêchée. Vivre ainsi au plus près des émotions des personnages est un privilège suffisamment rare pour qu’on s’en délecte pleinement. À la fin de Senses, cette impression de quitter quatre amies proches, avec leurs qualités et leurs défauts, nous ferait presque espérer une suite à ce récit fleuve, galvanisant, prenant et toujours passionnant.