Mer de feu
Une île entre le ciel et l'eau, au sud de l'Italie, de la Sicile… Tout paraît si paisible, on se dit que cet endroit est fait pour le bonheur et les images sont d'une beauté à vous donner le frisson… Mais on n'est pas là en touristes. C'est plus que ça, bien plus : le film semble avoir pris racine parmi les habitants, dans le cœur battant du village. Tout devient très vite familier, on retiendrait presque son souffle pour ne pas se faire remarquer. On suit quelques personnages, qui nous font pénétrer de plus en plus intimement dans la vie de l'île. Ils n'ont pas l'air de savoir qu'une caméra est en train de capter ces moments de vie si personnels, pas l'air de savoir qu'on est là à les regarder…
Il y a ce petit garçon de douze ans, qui n'en finit pas d'inventer des jeux, expliquant avec gravité à son copain comment on fabrique une fronde pour chasser les oiseaux à l'aube, tirer dans les cactus… Il va à l'école, s'inquiète auprès du toubib de ses problèmes, pas si tranquille, étrangement mature pour son âge… Il y a ce plongeur qui va ramasser des oursins, jamais certain de ce qu'il va trouver. Il y a cette femme qui cuisine en écoutant la radio de l'île, qui diffuse les chansons choisies par les auditeurs pour d'autres auditeurs. Et l'homme qui cause dans le poste donne des nouvelles locales, programme une fois de plus, depuis le studio sombre où il officie, « Fuocoammare », une rengaine populaire qui raconte l'incendie d'un bateau pendant la seconde guerre mondiale, illuminant l'île en pleine nuit…
C'est un miracle que la caméra ait su se faire si familière, et cette vie nous happe peu à peu. La bienveillance tranquille du toubib irradie. Il reçoit une femme enceinte dans son cabinet et il commente l'échographie pour cette étrangère qui a du mal à comprendre, parle comme pour lui avec une sorte de résignation affligée de la souffrance qu'il entrevoit… C'est une île, belle à pleurer. Au large, la nuit, les radars de la côte détectent des appels angoissés… Celui qui les reçoit insiste pour en savoir plus sur une position impossible à déterminer… La nuit est sombre, les voix finissent par se taire…
Lampedusa. Les habitants détestent les journalistes et pour se faire accepter, le réalisateur est resté plusieurs mois avant de commencer à tourner, tout seul, sans équipe, au plus près des gens. C'est que Lampedusa a un destin bien particulier. On sait désormais tous ça. Avant, les barques des migrants qui tentaient de rejoindre l'Europe déboulaient directement sur l'île, maintenant des navires militaires croisent en permanence en haute mer, arrêtent les bateaux, transbordent les migrants qu'ils débarquent au port… Des bus les emmènent dans des camps, où il sont soignés, répertoriés, dirigés vers d'autres lieux. On peut presque vivre à Lampedusa sans que les deux mondes se croisent : celui des habitants qui continuent à mener leur vie et ceux qui ne font que passer, les rescapés, déjà heureux d'avoir survécu à une périlleuse traversée, où tant se sont perdus. On les voit alors espérer de trouver enfin les moyens de s'installer quelque part où il y aurait la paix et du travail…
Aussi discrète qu'elle l'était pour se couler dans la vie quotidienne de l'île, la caméra se fait toute petite quand elle suit les équipes d'hommes qui récupèrent les naufragés en mer. On entend la peur dans les voix, on lit la souffrance sur les visages, mais on sent aussi l'espoir qui tout soudain renait. Avec obstination des hommes répètent des gestes des centaines de fois reproduits : récupérer les enfants, les hommes, les femmes, terrifiés, affamés, épuisés… Réchauffer, répertorier, orienter… et le toubib toujours… Le gamin continue de grandir, la radio égrène le nombre de disparus entre deux chansons… des migrants improvisent un match de foot…
La mise en scène est d'une exceptionnelle qualité, chaque image est d'une force magnifique. Il fallait bien ça pour qu'on arrive à intégrer un univers à la fois sublime et terrible. « On dit que près de 400 000 migrants ont débarqué sur l'île ces vingt dernières années, raconte le toubib du film, la situation de Lampedusa concerne toute l'Europe. Il y a ceux qui construisent des murs, d'autres qui posent des barbelés, mais ce sont ni les murs, ni les barbelés qui stopperont ces migrants… A mon avis, le seul moyen de les arrêter est de les aider dans leur pays d'origine, mais tant que nous n'arriverons pas à régler le problème, il est du devoir de chacun de les assister, de les accueillir. D'une certaine manière, c'est ce qu'ont toujours fait les habitants de Lampedusa. Le prix de l'Ours d'or pour le film est aussi un prix pour les habitants de l'île, ils le méritent. »