FESTIVAL DE CANNES 2019: UN CERTAIN REGARD
Le bûcher des vanités
Grand prix du jury à Cannes pour L’humanité en 1999, puis pour Flandres en 2006, Bruno Dumont s’est fait remarquer dès La vie de Jésus, Caméra d’or en 1997. Adepte d’un cinéma radical qui s’accommode d’une certaine spiritualité, il revendique sa filiation avec Robert Bresson, qui a réalisé Procès de Jeanne d’Arc(1962). C’est, quant à lui, dans l’œuvre de Charles Péguy qu’il a puisé. “Lorsque j’ai commencé à avoir l’idée de faire un film musical, explique-t-il, je cherchais un texte réellement propice, aussi je me suis rapproché naturellement de lui et de sa pièce de théâtre Jeanne d’Arc comme d’un livret. Mon film précédent, Jeannette [prix SACD et label Europa Cinéma à la Quinzaine des réalisateurs 2017, Ndrl], racontait l’enfance de Jeanne et était l’adaptation de la première partie de la pièce, qui s’appelle Domrémy. Jeanne en est la suite et adapte les deux autres parties : Les batailles et Rouen.” Après avoir collaboré depuis Camille Claudel 1915 avec le chef opérateur Guillaume Deffontaines (nommé au César pour Ma Loute en 2017), le réalisateur l’a remplacé par le collaborateur habituel de Louis-Julien Petit, David Chambille. “Le film rend compte d’une expérience du temps présent, explique Dumont, où l’objectif est de faire entrer le spectateur, l’élever, l’aspirer vers quelque chose qui, certes, nous dépasse, mais infuse. Cependant, il faut trouver la bonne balance avec lui, s’adapter à la modernité dans laquelle il vit, chercher une connexion. Lorsque je fais le choix de Christophe, par exemple, pour composer la partition et interpréter une chanson, ou lorsque je choisis la jeune Lise Leplat Prudhomme, qui a dix ans, pour incarner une Jeanne adolescente à la fin de sa vie, cela participe des liens que je tisse avec notre présent: rechercher des analogies et des correspondances.”
« J'ai vu perler des larmes d'amour qui dureront plus longtemps que les étoiles du ciel. » Charles Péguy, Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc(1910)
En 2017, Bruno Dumont nous offrait Jeannette, vision totalement dingo de l'enfance de la jeune Jeanne d'Arc avant son départ de Domrémy pour bouter l'Anglais hors du royaume, un film en état de grâce porté par une bande son heavy metal pour le moins décoiffante. Les amateurs les plus orthodoxes de Charles Péguy, que le film était censé adapter, ne s'en sont jamais remis !
Deux ans plus tard nous retrouvons Jeanne (interprétée par la jeune actrice qui jouait Jeannette enfant) alors qu'elle est déjà revêtue de son armure, partie convaincre le roi Charles VII (l'impayable Fabrice Luchini nous compose avec délectation un personnage de roi cynique et couard) de la missionner pour aller combattre les perfides Grand Bretons. Ne vous attendez évidemment pas (nous ne sommes pas dans un film de Luc Besson) à une débauche de moyens et d'effets spectaculaires destinés à reconstituer les batailles que la légende attribue à Jeanne. Ce qui a intéressé l'esthète Dumont n'est pas là, il s'est d'abord attaché à filmer comme toujours ses chères dunes et sa plaine flamandes pour y situer la campagne militaire de Jeanne, et un splendide ballet de chevaux suffit à évoquer, en une scène élégiaque, l'héroïsme de la jeune fille.
Jeanne, investie d'une mission guerrière et spirituelle, délivre la ville d'Orléans et remet le Dauphin sur le trône de France. Elle part ensuite livrer bataille à Paris où elle subit sa première défaite…
Le film s'intéresse alors au procès de Jeanne, qui occupe la plus grande partie du récit. Capturée et emprisonnée à Compiègne par les Bourguignons, la jeune combattante est livrée aux Anglais qui vont la juger à Rouen, sous la houlette de l’évêque de Beauvais, le tristement fameux Pierre Cauchon. Dans toute cette partie du procès, le film est un très bel hommage à La Passion de Jeanne d'Arc du cinéaste danois Carl Theodor Dreyer, dont Chris Marker disait que c'était le plus grand film de l'Histoire du cinéma. Le Jeanne de Bruno Dumont est un formidable film sur la foi et sa force oratoire. Et le génie de Dumont – comme avant lui celui de Dreyer – est de rendre crédible l'improbable, évident l'indicible, palpable l'intangible. La vraie Jeanne d'Arc avait 19 ans lors de son procès et de son supplice, Dreyer la fit incarner par Renée Falconetti qui avait 35 ans, et son visage halluciné, de presque tous les plans, reste inoubliable. À l'opposé, chez Dumont, Lise Leplat Prudhomme a 12 ans à peine et pourtant elle est absolument convaincante quand elle affirme avec force sa volonté de ne pas se renier face aux hommes d'église corrompus ou quand elle lève les yeux au ciel vers Dieu qui semble l'avoir abandonnée. Dans la cathédrale d'Amiens, débarrassée de tout mobilier, où a été tourné le procès, s'élève soudain, alors que le verdict approche, la voix du chanteur Christophe qui incarnait jusque là un moine silencieux, et le film touche alors au sublime…