Théâtre de l'Opprimé
Avi Mograbi est un cinéaste résolument à part, une personnalité qui dérange dans son pays, le genre à ne pas mâcher ses images : ses films sont aussi sévères pour l'État hébreu qu'ils sont marqués du sceau d'un humour décapant, sa marque de fabrique en somme. Ici c'est par le biais d'un spectacle en train de se construire qu'il titille là où ça fait mal, avec une technique qui s'apparente à celles du Théâtre de l'Opprimé, fondé par Augusto Boal dans l'Amérique Latine des années 70. Toute la partie théâtre est dirigée par Chen Alon, metteur en scène célèbre en Israël.
Impossible d'éviter la question de l'immigration africaine en Israël : les Africains ont commencé à affluer vers 2007, via le Sinaï égyptien, fuyant les tyrans sanguinaires, les guerres, les famines. Ils viennent du Soudan, du Darfour, d'Érythrée… Leur histoire est-elle si différente de celle vécue par la grand-mère de Mograbi lorsqu'elle fuyait l'Allemagne Nazie ? Qu'est-ce qui les pousse à venir ici et pourquoi la société israélienne se montre-t-elle aussi intolérante et cruelle ? Alors même qu'Israël est signataire de la Convention de 1951 définissant le statut de réfugié qui leur correspond pleinement : il faut dire qu'à l'époque, les Juifs étaient particulièrement concernés par la question, à un moment où la plupart des réfugiés du monde étaient juifs.
« Israël est un pays raciste où la question de la race est sans cesse posée » dit Avi Mograbi qui installe sa caméra en plein désert du Neguev, à proximité du camp de Holot, au sud de Beer-Sheva. Là sont retenus plus de 3400 migrants sans visa, théoriquement libres, mais obligés de pointer trois fois par jour avec interdiction de se rendre à Tel-Aviv ou Eilat… et incarcérés dès qu'ils enfreignent cette règle. Les conventions internationales interdisant de renvoyer les Soudanais et les Érythréens dans leur pays, tout est fait pour leur rendre la vie suffisamment insupportable pour qu'ils partent d'eux-mêmes.
Ils sont 53 000 migrants africains en Israël, selon l'ONU, qui parlent pour la plupart l'hébreu puisqu'ils sont souvent là depuis plusieurs années, qui ont du travail et une vie sociale, mais Israël rechigne à accorder des visas : il n'y a de bonne immigration que juive et l'État hébreu vit dans l'obsession que les Juifs deviennent minoritaires en Israël.
En 2012, la Knesset a voté un amendement à la loi dite anti-infiltration, autorisant sans aucun jugement ni procès l'arrestation et la détention pour une durée de 3 ans des demandeurs d'asile rentrés en Israël sans visa. La Cour Suprême a limité en 2015 à 12 mois leur durée de détention. 1200 parmi les 3 400 détenus de Holot se sont retrouvés du jour au lendemain rejetés dans la nature, sans ressources, sans point de chute… tandis que d'autres prenaient aussitôt leur place.
Chen Alon et Mograbi rassemblent donc ici un petit groupe de ces migrants qui vont travailler ensemble, jouant leur histoire. C'est ludique, c'est poignant, parfois drôle, souvent terrible et quand une poignée de comédiens et comédiennes israéliens rejoignent la troupe cela devient un jeu de rôle où chacun prend la place de l'autre : comment s'identifier à un Noir lorsqu'on est blonde ? En échangeant son rôle avec une Israélienne au teint clair, tandis que le Noir se met dans la peau du raciste qui ne veut pas que son gamin s'amuse avec un fils de nègre dans un jardin public… Le théâtre peut-il jeter un pont entre les hommes pour qu'ils échangent et se comprennent ? La troupe ainsi créée part en tournée… et le film sort en France juste après Noël… Paix sur terre aux hommes de bonne volonté !