Taki aurait pu faire geisha, si elle avait été plus jolie. Du moins c'est ce qu'elle dit. À notre époque, elle serait partie sac au dos à la découverte de sa vie, sans entraves, goûtant tous les plaisirs interdits, goûtant aux garçons peut-être. Mais dans le Japon des années trente, une jeune fille d'extraction modeste n'a pas le choix de sa destinée. La voilà, quittant pour la première fois sa province natale du Yamagata perdue au milieu des rizières. Mi- angoissée, mi- excitée : l'idée de découvrir une autre vie dans une grande ville l'emporte sur sa tristesse de quitter sa famille. Docile, prisonnière des injonctions d'une société nippone à peine sortie de la féodalité, elle ne se plaint nullement de sa situation : devenir bonne dans une maison bourgeoise dans les environs de Tokyo est déjà une belle avancée sociale !
Lorsqu'elle découvre la maison au toit rouge, dans laquelle elle va vivre et travailler, c'est un enchantement, même si c'est comme domestique qu'elle y entre. Elle s'occupe de ses maîtres avec vénération, surtout de sa maîtresse, Tokiko, à la beauté troublante. La servante dévouée boit ses paroles, ses gestes, sa sensualité, semblant délicieusement effleurée par des sentiments ambigus, inavouables. Chaque jour elle s'imprègne de la gaieté de cette gentille famille et la sert avec une fierté indéniable. Tout se déroule donc au mieux, jusqu'au jour où le chef de famille va inviter un de ses jeunes collègues de travail, excellent dessinateur, beau gosse à la chevelure rebelle, et là… il va se passer des choses… que je ne vous raconterai pas !
Tout cela, on le découvre à travers les écrits pleins de fraîcheur de Taki désormais âgée et qui entretient avec un de ses neveux une relation tendre et singulière. Tel le sultan pendu aux lèvres de Shéhérazade, voilà le jeune homme curieux de la moindre ligne qu'écrit sa vieille tante. Régulièrement il vient cogner à sa porte pour demander sa dose d'histoires et de petits plats exquis. Taki se montre souvent rude et sèche, mais Takeshi (ledit neveu) finit toujours par lui pardonner. Certes, il doit le respect à son aînée, mais on devine qu'autre chose l'anime. Sans doute sait-il voir, au-delà du côté grincheux de son aïeule, une forme de tristesse qui le bouleverse. Entre eux, c'est une belle complicité qui dépasse les mots et les générations.
Tant les flashbacks vers le passé heureux de la tantine que le présent bonheur de ces deux-là ont un charme fou, agréablement suranné. Peu à peu la nostalgie de cette maison au toit rouge nous transperce, d'autant qu'à travers son histoire on découvre l'empire nippon tel qu'on l'a rarement vu au cinéma. Le réalisateur Yoji Yamada (83 ans) est un vétéran du cinéma japonais et cette maisonnette pourrait bien ressembler à celle de sa jeunesse. Le Japon d'alors était celui de l'effort de guerre, des envolées révolutionnaires où l'on mettait en balance le Grand Bonheur Collectif contre les plaisirs « petit bourgeois ». Les jeunes avaient en bouche d'imposantes phrases toutes faites, mais rêvaient secrètement de choses honteusement futiles, peut-être d'amour tout simplement, sans oser le confesser aux copains. L'intrigue balance entre rêve et réalité, chronique historique et conte. Féerie assumée et accentuée par la musique envoûtante de Jœ Hisaishi, compositeur favori d'Hayao Miyasaki.
Yoji Yamada nous offre un beau portrait de femme, ambivalente, à la fois forte et sensible. Irrésistiblement on cède au chant des sirènes du temps perdu, d'une ruralité désormais disparue et aux sourires d'une jeunesse enfouie sous les décombres d'un pays qui sera bientôt meurtri par les bombes.