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Happy Together
Lin Alyu est, comme tant d'autres, partie du Nord Est de la Chine frappé de plein fouet dans les années 1990 par la privatisation de l'économie, espérant trouver en France une meilleure vie, emmenant sa fille avec elle. Elle était mariée, comptable dans une grande usine d'état, mais quand celle-ci a fermé, elle s'est retrouvée sur le carreau, a divorcé. Vive, autonome, elle a pourtant découvert très vite, en arrivant à Paris, qu'il n'était pas si facile de trouver un emploi sans relations, sans titre de séjour. Dans ce coin animé de Belleville, elle habite dans la maison d'un vieux bonhomme dont elle s'occupe et à qui elle tient compagnie contre un petit salaire qu'elle complète en se prostituant, ce qui permet à sa fille de vivre sa vie d'adolescente sans trop se poser de questions et à sa famille restée en Chine de recevoir quatre sous. Lin Alyu ne paraît pas sa quarantaine. Toute menue, pleine de vitalité, elle a une poignée de copines épatantes toutes originaires du Dongbei, toutes « marcheuses » à Belleville et à les voir rire et s'entraider, on mesure à quel point elles sont capables de résister à des situations qui en démonteraient plus d'une, astucieuses et acharnées. Ce qui va se passer dans la vie de Lin Alyu va révéler une nature incroyablement tenace et obstinée, peu facile à impressionner tant l'instinct vital puissant qui la porte lui semble chevillé au corps. Dans l'appartement de l'autre côté de la cour, il y a un type qu'elle croise parfois, qui l'intrigue plutôt, l'intéresse fugitivement… Lorsqu'il vient frapper à sa porte pour échapper à des créanciers impatients qui ont un brin amoché sa belle gueule, elle cherche à le repousser mais il s'impose et se cache malgré elle, qui tremble que son employeur découvre l'intrus. Mais très vite elle va tenter de tirer parti de la situation : après tout, il est français et, malgré les risques, malgré la peur que peut lui inspirer sa propre audace, elle lui propose de payer ses dettes à sa place à condition qu'il l'épouse et lui permette ainsi de régulariser sa situation. Cela pourrait être un simple polar, un roman un peu noir, mais si l'affaire est bien menée, le contexte, les images, les personnages ont des accents de vérité qui imposent une réalité sociologique et humaine particulièrement riche. Il faut dire ici que si Naël Marandin est comédien (théâtre, télé, cinéma), sa connaissance de la Chine et du mandarin (il a étudié plusieurs années à Pékin), son implication dans Médecins du monde – notamment dans le milieu des prostituées chinoises, nombreuses à Paris, en particulier dans le quartier de Belleville – font que son film est fondé sur un intérêt profond pour des personnages qui lui sont familiers. Le milieu de la prostitution qu'il connaît bien est un cadre, une assise documentaire dit-il, « ce qui me permet d'élaborer un récit où se déploient mes interrogations autour des notions de pouvoir et de domination et sur la manière dont celles-ci marquent les corps et leurs rencontres : les choses ne sont jamais univoques… ». Un des aspects passionnants du film est qu'il met à mal une palanquée d'idées reçues sur la prostitution et sur les conditions qui sont faites à ces femmes qui essaient de survivre malgré la violence de la rue, le mépris de leurs compatriotes et des riverains, la répression policière. Marandin raconte que ces derniers temps, les forces de l'ordre multiplient les arrestations et les intimidations, avec l'objectif de faire disparaître la prostitution de Belleville. Dans l'incapacité de travailler, les femmes se retrouvent dans une précarité plus grande encore. Pas de doute, Marandin parle de ce qu'il connait bien, le film est nourri de la vie de ces femmes, de leur vitalité, de leur humour, de leur gaité, de leur vision du monde, et cette proximité rend cette fiction plus passionnante encore.