CANNES 2018: COMPÉTITION
La musique de l’amour
Né en 1957 à Varsovie, Paweł Pawlikowski n’est revenu en Pologne qu’un demi-siècle plus tard afin de placer son pays natal face à ses contradictions dans Ida (2013), en questionnant l’antisémitisme endémique de cette société catholique qui a par ailleurs donné au monde le pape Jean-Paul II. Résultat : près de 70 récompenses internationales dont l’Oscar du meilleur film étranger. Depuis, le réalisateur a écrit le scénario de Cold War avec l’écrivain et dramaturge Janusz Głowacki, dont Andrzej Wajda a porté à l’écran La chasse aux mouches (1969), décédé en août 2017. Cette chronique sentimentale en noir et blanc sur fond de guerre froide s’attache aux relations d’une femme avec deux hommes, au rythme des tournées européennes du Ballet, Chœur et Orchestre national de Pologne, Mazowsze. Elle a pour interprètes principaux Joanna Kulig, vue dans Elles (2011) de Małgorzata Szumowska, Tomasz Kot, révélé par la déclinaison polonaise de Caméra café (2004), et Borys Szyc, prix d’interprétation masculine au Festival de Montréal pour La dette (2011) de Rafael Lewandowski. Paweł Pawlikowski prépare par ailleurs actuellement une adaptation de Limonov d’Emmanuel Carrère.
Cold war, c’est l’histoire d’une impossible liberté dans un pays aimé mais progressivement gangrené par la montée du stalinisme. C’est aussi une véritable fresque amoureuse, et musicale (la musique est quasiment le troisième personnage principal du film), qui démarre à l’âge d’or du rock’n roll pour venir s’évanouir sur la grève des désillusions. Nous sommes dans les années 1950, la Pologne, en ruines, essaie de panser ses blessures et de se relever progressivement de la guerre. Zula est blonde, coquine, magnifique, et elle a un beau brin de voix. Quand Wiktor, qui dirige la meilleure école de musiques traditionnelles du pays, la recrute pour chanter dans les chœurs, il en tombe instantanément amoureux. Un amour qui ne se démentira pas durant les quinze années suivantes, mais qui restera éternellement impossible à vivre. Ils n’ont ni les mêmes ambitions, ni les mêmes codes, pas plus que la même origine socio-culturelle. Pourtant tout cela s’estompe dans leurs ébats, leur passion qui s’enflamme. Mais est-ce suffisant pour les river toute une vie l’un à l’autre ? Alors que Wiktor ne rêve que de fuir en cachette un pays qui lui interdit de jouer la musique qu’il aime (le jazz, symbole culturel de l’ennemi impérialiste américain), Zula, plus pragmatique, balance entre franchir ce pas périlleux ou rester douillettement rivée au pays, à ses racines, à ses véritables chances de réussir dans le système.
Wiktor a pourtant tout prévu, tout organisé, tout payé pour que sa belle passe à l'Ouest avec lui. Ce jour-là, il l’attend à la gare, le cœur battant, guettant désespérément sa renversante silhouette. Ce jour-là, Zula lui pose un cuisant lapin, difficile à digérer, même s'il peut comprendre le joug de la peur qui règne sur leur pays devenu liberticide. Wiktor se retrouve donc exilé, esseulé, partant à la dérive d’une Europe suspicieuse qui subit les conséquences d’une guerre froide silencieuse mais bien réelle. On va le suivre, de Paris à Berlin en passant par quelques autres capitales, plongé dans une vie où seule compte la musique. De piano bar en salle de concert, joueur de jazz émérite, mais dans le fond si peu reconnu. Zula, de son côté, va poursuivre sa carrière au sein de la fameuse troupe Mazurek, donnant des foultitudes de concerts sous surveillance, dans son pays ou un peu partout en Europe, applaudie, célébrée mais jamais libre.
Au fil de leurs pérégrinations, l’un et l’autre se guettent, se rencontrent, se séparent, avec toujours cette impossibilité de voir leurs errances et leurs cœurs enfin apaisés. Toute l’histoire se décline dans des noirs et blancs magistraux, des passages musicaux somptueux. Un régal pour les mélomanes et les esthètes. Un voyage à travers une époque, qui navigue d’ellipse en ellipse pour aboutir à un film envoûtant, d’une grande beauté formelle.
Il n'est pas anecdotique de signaler que les prénoms des protagonistes sont ceux des propres parents du réalisateur et que l'épopée des Zula et Wiktor du film est proche de celle des Wiktor et Zula de la vraie vie. Et le groupe musical folklorique de la fiction est une référence à peine déguisée au chœur Mazowsze, une véritable institution en Pologne, dont les prestations étaient largement diffusées par la radio et la télévision d'état. « C’était la musique officielle du peuple. On ne pouvait pas y échapper. »