En quelques films, l’intrigant Sébastien Betbeder a su imposer un univers singulier, fait de personnages décalés, solitaires parfois un peu inadaptés au flux continu de nos mondes trop pressés. Un zeste de Tati pour les fulgurances dans l’absurde, un soupçon de Jarmusch pour une sorte de poésie désenchantée. Mais si on identifie une patte Betbeder, le cinéaste peut surprendre d’un film à l’autre : 2 automnes, 3 hivers(disponible en Vidéo en Poche) était une comédie nonchalante autour d’un célibataire un peu à côté de la plaque parfaitement incarné par Vincent Macaigne, tandis que Le Voyage au Groenland était un projet fou, intégralement tourné dans l’immense île danoise vers laquelle deux jeunes parisiens peu adaptés aux confins arctiques décidaient de partir pour changer de vie.
Depuis Marie et les naufragés, dans lequel il lui avait donné le rôle d’un écrivain carrément flippant, frappé d’hypersensibilité aux ondes électriques, exilé sur l’île de Groix, Sébastien Betbeder semble avoir trouvé son acteur fétiche : Eric Cantona, l’ancien « King Eric », héros footballistique de Manchester United devenu comédien singulier, au physique marmoréen, idéal pour les rôles d’ours gentiment asocial. Il incarne ici Ulysse, artiste contemporain qui eut son petit succès avant de se résoudre à tout arrêter pour se réfugier en ermite, en compagnie de son chien, dans un manoir délabré de la campagne percheronne. Son seul défouloir est le terrain de tennis où il affronte, dans une scène qui pourrait sortir de Mon Oncle ou Playtime, une machine à balles. Mais deux événements vont venir perturber ce projet de retraite avant l’heure : l’irruption d’une jeune étudiante des beaux-arts fan de l’artiste qu’il était, bien décidée à le faire sortir de sa retraite et à devenir son assistante coûte que coûte ; et l’annonce d’une sale maladie qui va le faire revenir à l’essentiel, en l’occurrence gagner le pardon de tous les proches, ex-femme, enfant, frère, qu’il a abandonnés ou blessés. Et la visite non désirée de l’étudiante va se transformer en un road-movie rural vers le passé et ses fantômes.
Sébastien Betbeder utilise parfaitement ses deux comédiens principaux – aux côtés d’Eric Cantona, la jeune franco-libanaise Manal Issa, révélée par Danielle Arbid dans Peur de Rien puis confirmée dans Nocturama de Bertrand Bonello, exploite formidablement sa fraîcheur mutine tout comme sa détermination – ainsi qu’une galerie savoureuse de personnages secondaires. Il imagine des scènes parfois génialement absurdes – comme celle d’un braquage de station service qui ne tourne pas comme prévu –, jouant autant sur le registre comique que dramatique, notamment dans les scènes de retrouvailles entre Ulysse et ses proches (avec la présence du propre frère de Eric Cantona, Joël). Se tisse ainsi une comédie absurde de la vie, où le personnage d’Ulysse, splendide clown triste, retisse des liens avec ceux dont il a été séparé. Et Cantona, qui nous fait rire dans la première partie du film, devient peu à peu bouleversant et s’avère définitivement un comédien d’un talent à l’égal de celui qui le faisait briller aux yeux des supporters mancuniens.