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Court (le titre est en anglais : « court » comme cour de justice) nous emmène loin, très loin et c’est tant mieux. Au cœur d'une Inde moderne et traditionnelle à la fois, perpétuellement traversée par des courants contraires. On a souvent au cinéma une image de l’Inde bouillonnante de couleurs, de bruits incessants, filmée comme une fourmilière géante qui ne dort jamais, où chaque destin semble être déjà tout tracé. Court nous ouvre les portes d’un autre monde, plus calme, plus méconnu mais tout aussi fascinant dans ce qu’il révèle de la société indienne : les portes du tribunal de première instance de Bombay. Chaitanya Tamhane, jeune et brillant réalisateur qui signe là un premier long métrage d'une richesse et d'une maîtrise exceptionnelles, nous fait pénétrer dans les arcanes du système judiciaire de la plus grande démocratie du monde.
Inspirée par de nombreux témoignages, récits et comptes-rendus de procès, sa fiction est minutieusement documentée et reproduit avec fidélité tout ce qui se joue sur la grande scène de ce théâtre plus vrai que nature. Les jeux de pouvoir et les joutes verbales inspirés d’un code pénal dont certain passages n’ont pas évolué depuis l’occupation anglaise, les destins tragiques de ceux qui sont encore plus bas que le plus bas niveau de l’échelle sociale, la corruption, l’administration pesante, lente, étouffante, kafkaïenne. Mais c’est surtout le poids insidieux de la caste qui est ici dénoncé, comme source d’inspiration silencieuse et omniprésente qui dicte les comportements individuels des humains autant que les mécaniques collectives des systèmes dans lesquels ils évoluent.
Narayan Kamble, chanteur-poète contestataire, dont le personnage est inspiré par un chanteur intouchable de la communauté des Dalit Panther des années 70 – mouvement radical anti-castes – est arrêté en plein concert, accusé d'avoir incité un employé des égouts de la ville au suicide par l’une de ses chansons politiques et incendiaires dénonçant des conditions de travail inhumaines. Un procès se met en place et s'enlise, de plus en plus labyrinthique, de plus en plus absurde.
Court va suivre les différents protagonistes du procès dans un montage audacieux afin que le spectateur puisse prendre le temps, à travers chaque scène, d’appréhender l’environnement de chacun : autant de strates de cette société ultra compartimentée qui se côtoient mais ne se mélangent pas. L’appartement cossu ou les lieux de vie de l’avocat, du juge et de leurs familles respectives. Les quartiers populaires et crasseux de la victime et de l’accusé. Ou encore l’appartement plus modeste de la représentante de la partie civile ou le théâtre populaire de son quartier. Le choix de ces trajectoires multiples aurait pu créer une certaine distance dans le récit… Bien au contraire, on embrasse avec une empathie rare ces portraits singuliers de femmes et d’hommes et l’on se laisse envahir par la beauté singulière de ce film qui raconte une Inde infiniment complexe, grandiose et envoûtante par la petite lucarne d’un procès a priori banal. On pense alors avec émotion à un autre film de procès, tout aussi fort, Le Procès de Vivian Amsalem, de et avec la formidable Ronit El Kabetz, disparue peu avant l'écriture de ces lignes, pour notre plus grande tristesse…