N’en déplaise à la majorité de la presse le dernier film de Terrence Malick Sang to Song mérite largement le détour, ce que des critiques fatigués par une absorption massive, si massive d’ailleurs qu’on hésite à les inviter aux projections de presse, n’ont pas réussi à entrevoir dans ce chef-d’œuvre baroque et moderne qu’est Song to Song, car il n’y a pas qu’une prolifération de stars dans le film évoluant au milieu de festivals rock d’Austin dans des villas de hipsters milliardaires. Seul Télérama a compris ce que Song to Song dégage de positif dans ce merveilleux poème.
Voici quelques raisons de renouer avec Terrence Malick, pour ceux, nombreux, qui ont été déçus par un, ou deux, ou plus, de ses derniers films. Song to song, qui forme une sorte de trilogie avec À La merveille (2012) et Knight of cups (2015), est le meilleur des trois. Celui qui éclaire le mieux le travail contemporain du cinéaste. Comme un manifeste, le titre (« Chanson après chanson ») évoque, dans un style lyrique, la discontinuité des expériences humaines. Et la troupe réunie par le cinéaste frôle, cette fois, la perfection : Michael Fassbender, Ryan Gosling, Natalie Portman et Rooney Mara pour les rôles principaux, plus Cate Blanchett dans quelques scènes. Ces acteurs, à la fois sensuels et cérébraux, apportent, autrement que Ben Affleck et Christian Bale dans les deux films précédents, du trouble, de l'émotion, du vertige.
Au centre de Song to song, il y a donc un quatuor à Austin, Texas (la ville de Malick), un peu comme il y a, en littérature, Le Quatuor d'Alexandrie, de Lauwrence Durrell, sur les amours croisées de deux femmes et deux hommes. Tout un faisceau de sentiments et de désirs circule entre un ¬producteur de musique, prédateur tourmenté (Michael Fassender), des artistes inconstants, en quête d'une carrière (Rooney Mara et Ryan Gosling) et une enseignante déclassée ¬(Natalie Portman), serveuse de hasard. Un couple se forme, où l'attraction et l'ambition se mêlent inextricablement. Puis cette union devient trio, utopie érotique bientôt brisée. Des alliances se recréent ou naissent. Chacun persiste dans une quête, amoureuse et existentielle, qui lui reste en partie indéchiffrable.
La question qui taraude l'héroïne jouée par Rooney Mara est celle de son identité, de son âme, au-delà du morcellement de sa vie. Sur ce terrain de la dissolution de l'être, la mise en scène de Malick atteint des sommets, à la fois hyper fluide (par la mobilité de la caméra) et ultra fragmentée (par le découpage). Du monde particulier de la musique et de la scène à Austin, qu'il filme en documentariste (Iggy Pop et Patti Smith apparaissent dans leur propre rôle), il tire un flux d'instantanés sur les mêmes thèmes : évanescence des passions, relativité des vocations, fragilité des êtres.
Dans ce laboratoire de cinéma, où la fiction prolifère sans limites (un montage initial durait plusieurs heures), la fin a tout d'une concession (la seule) aux lois de la narration classique. De fait, elle paraît simpliste. Mais après le documentaire Voyage of time (sorti comme une météorite au printemps dernier), cosmogonie fumeuse, Song to song redonne sa place à Terrence Malick, entre inquiétude morale et exaltation des sens. — Louis Guichard